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Publié le 5 Juillet 2011

Création pour le Festival d’Avignon 2011 : «Jan Karski (mon nom est une fiction)», d’après le roman de Yannick Haenel, mise en scène et adaptation d'Arthur Nauzyciel

« Quand la guerre s’est achevée, j’ai appris que ni les gouvernements, ni les leaders, ni les savants, ni les écrivains n’avaient su ce qu’il était arrivé aux Juifs. Ils étaient surpris. Le meurtre de six millions d’êtres innocents était un secret. « Un terrifiant secret » comme l’a appelé Laqueur. Ce jour-là, je suis devenu un Juif. Comme la famille de ma femme, présente ici dans cette salle. […] Je suis un Juif chrétien. Un catholique pratiquant. Et bien que je ne sois pas un hérétique, je professe que l’humanité a commis un second péché originel : sur ordre ou par négligence, par ignorance auto-imposée ou insensibilité, par égoïsme ou par hypocrisie, ou encore par froid calcul. Ce péché hantera l’humanité jusqu’à la fin du monde. Ce péché me hante. Et je veux qu’il en soit ainsi. »



Jan Karski, octobre 1981. Lors de la Conférence internationale des libérateurs des camps de concentration organisée par Elie Wiesel et le Conseil américain du Mémorial de l’Holocauste.
Le roman de Yannick Haenel :
Le livre de Yannick Haenel parle du silence de Karski pendant 40 ans, de la passivité des Alliés, de l’abandon des Juifs d’Europe, et de l’unicité de l’extermination radicale de ce peuple. Mais au-delà de ce qu’il raconte, un des intérêts majeurs du livre est son dispositif, en trois parties. Le spectacle sera l’adaptation du livre pour le théâtre, c’est-à-dire la mise en scène de ces trois parties en tant que parties, comme la continuité du roman même, et comme si le passage à la scène et l’incarnation par un acteur de Jan Karski, faisant de lui un personnage et un revenant, en constituait un 4e chapitre. A la fin du livre, la logique appelle la matérialisation de cette parole. La transmission du message. Dans la continuité du rêve proposé par Haenel, on aimerait voir alors apparaître un homme qui dirait : « Je suis Jan Karski, j’ai quelque chose à dire », et l’on serait en 1942, et il serait entendu…
Note de mise en scène :
« Le livre m’a été envoyé par Yannick Haenel après qu’il ait vu Ordet. Il y reconnaissait une démarche semblable à la sienne : celle de considérer l’art comme «espace de réparation». Je lisais le livre à New York, pendant les répétitions de la reprise de Julius Caesar prévue à Orléans puis au Festival d’Automne. Je disais aux acteurs que pour jouer cette tragédie ils devaient être « comme des revenants : vous avez vu l’horreur du monde et vous le retraversez éternellement pour ne pas oublier ». Je pouvais lire la même phrase dans le livre, quand Karski parle de sa seconde visite du ghetto : « Je parcourus à nouveau cet enfer pour le mémoriser ». A New York, je pouvais suivre les traces de Karski, depuis son arrivée de Pologne par l’Angleterre, ses errances new-yorkaises rêvées par Haenel dans son livre : la Frick Collection, la Public Library. Je pouvais passer dans la rue qui porte son nom, derrière Penn Station. Je me retrouvais sûrement dans ce trajet.
Je l’ai lu quelques jours après la mort de mon oncle Charles Nauzyciel, frère de mon père, déporté à Auschwitz Birkenau de 1942 à 1945. Un des liens forts que j’avais avec lui s’est justement construit autour de cette expérience. Etant le premier né de ma génération, c’est à moi qu’il a commencé, tôt, à raconter son expérience concentrationnaire. J’avais une dizaine d’années. En famille, le dimanche, ou à d’autres occasions, avec ses amis anciens déportés comme lui, il racontait. Pas de manière solennelle, non, comme ça, comme ça venait, par associations d’idées. Mon grand-père maternel, lui aussi déporté à Auschwitz Birkenau de 1941 à 1945, me parlait beaucoup aussi. Mais dans un français approximatif, plus physique, plus brut. J’avais cinq ans quand il me racontait comment se partageaient les épluchures et comment on cachait les morts pour garder leur nourriture. Par exemple. J’écris cela pour expliquer que rien n’était de l’ordre de l’indicible chez moi. Tout était dit. Plusieurs fois, à des années d’écart.
Et tout le temps, de nouvelles anecdotes, de nouvelles souffrances, de nouveaux souvenirs, c’était sans fin. Ce qui était raconté dépassait « l’entendement », mais enfin on entendait. Ce qui était « inimaginable » avait pourtant été imaginé, tellement bien imaginé et conçu, qu’assez facilement tout cela a pu être appliqué, organisé, par des gouvernements, des administrations, des fonctionnaires, des services publics, des entreprises, etc. Lois, appels d’offres, constructions, déportations, rafles, il a bien fallu que beaucoup de gens y participent pour que cela soit possible. A l’échelle de l’Europe, oui dans quatorze pays. Où est « l’inimaginable » ?
Haenel imagine ce qui a hanté les nuits de Jan Karski. Dans ma famille on dit de ceux qui ont survécu, qu’ils en sont « revenus ». Le revenant, c’est très concret pour moi. Le revenant parle, raconte, se répète souvent, et a des nuits agitées.
Le silence et les nuits blanches de Karski visité par ses fantômes déréalisent le propos, le replace dans quelque chose qui est de l’ordre du rêve (du cauchemar ?), de la vision. Il est habité. Submergé. Une telle conscience n’est pas indicible, elle est invivable. Le mérite du livre c’est d’arriver par moments à nous faire ressentir quelque chose de cette conscience, de cette douleur inouïe, domestiquée, apprivoisée. La rencontre forte, comme d’inconscient à inconscient, avec le livre de Haenel était une possibilité de calmer l’inquiétude en moi, cette responsabilité un peu lourde, comme une injonction, celle de devoir témoigner pour les témoins : mes grands-pères, oncles, cousines, amis. L’angoisse de ne plus me souvenir dans le détail de tout ce que mon oncle m’a raconté. Une peur irrationnelle : il a été plusieurs fois interviewé, les enregistrements existent. La gêne aussi que cette parole rencontre à nouveau indifférence ou désapprobation polie (« ça va, on connaît », « on en a marre », etc). Cette gêne a été celle des déportés qui n’osaient pas dire, à leur retour, ce qu’ils avaient vécu, par peur d’ennuyer, par peur de ressentir l’indifférence ou l’ennui poli de l’interlocuteur. Je lutte contre ça en moi aussi, je me fais violence en abordant si frontalement la Shoah. Cette conscience, ces visions, ce savoir qui m’ont été transmis de manière quasi utérine, sont en moi, ont toujours été en moi et le seront toujours. Il m’a fallu du temps pour passer de la survie à la vie. Aîné d’une génération qui est la première à ne pas avoir eu à fuir ou à se cacher, je sais que l’essentiel de mes actes, de mon travail, est consacré secrètement à calmer en moi la bête, le monstre, une douleur sourde et permanente à laquelle on s’habitue.
Je me rendais compte aussi que je ne connaissais pas la Pologne, d’où venait ma famille. « Je ne mettrai jamais les pieds en Pologne » est une phrase que l’on disait souvent. Sans nier l’antisémitisme polonais sur lequel on a déjà beaucoup dit, je me rendais compte en lisant le livre et découvrant l’histoire de cet homme remarquable, puis de beaucoup d’autres, qu’aujourd’hui il était important pour moi de créer des liens nouveaux avec ce pays. Travailler sur ce livre et ce projet est paradoxal : je le fais pour donner une voix à ces témoins disparus, à leurs visions et à leur effroi, pour réactiver ce passé puissamment douloureux, mais de façon à avancer dans mon histoire, afin de m’ouvrir des perspectives nouvelles.
Je ne sais pas encore à quoi ressemblera ce travail sur Jan Karski. La polémique autour du livre ne me fait pourtant pas douter de la nécessité de le mettre en scène. De chercher comment aborder cette question au théâtre aujourd’hui, quelle forme imaginer pour rendre compte de cette conscience qui déchire le livre. Nous avons quarante ans, et nous devons nous approprier l’Histoire pour en transmettre à notre tour quelque chose de fondamental. Nous le ferons peut-être maladroitement, alors d’autres le feront plus tard, mieux. Nous préparons le terrain. Haenel aborde des questions qui devront hanter encore, parce qu’elles sont le fondement de nos sociétés aujourd’hui, le ciment honteux de l’Europe, qu’il faut racler encore, notre avenir en dépend. Mais, déjà, je suis heureux du parcours que ce livre m’a fait faire pour pouvoir le mettre en scène : avoir enfin le courage d’aller à Auschwitz, ou à Siedlce, d’où viennent les Nauczyciel, près de Treblinka, se retrouver dans ce pays, y chercher les traces de ceux d’avant, un peu affolé, comme un chien renifle les trottoirs, avec l’espoir d’y retrouver une présence, un signe de présence. Mais non, rien. On ne voit plus rien. Tout est dans l’air. Pourtant soixante-dix ans après l’exil, la fuite, je me suis retrouvé là, à passer du temps à Varsovie, travailler avec Miroslaw Balka, un des plus grands artistes polonais, répéter au théâtre TR à Varsovie, y faire des rencontres importantes. Il y a encore un an je n’aurais pas pu penser cela possible. Un miracle. Etre à Varsovie, créer à Varsovie, oui, vivant. Un horizon s’ouvre devant moi. »
Arthur Nauzyciel
« Jan Karski (mon nom est une fiction) »
D’après le roman de Yannick Haenel
Mise en scène et adaptation d'Arthur Nauzyciel
Production : Centre Dramatique National Orléans/Loiret/Centre
Direction Arthur Nauzyciel
Avec Alexandra Gilbert, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux
Et la voix de Marthe Keller
Du 06 au 16 juillet 2011
Représentations à 18h, le 14 juillet à 15h,
Relâche le 10 juillet
À l’Opéra-Théâtre
Fosse, orchestre et corbeille : 27 euros
2e et 3e balcon : 16 euros
Téléphone réservation
+ 33 (0)4 90 14 14 14
Photo : D.R.