C’est un fait peu connu : pendant la période sombre de l’occupation nazie de l’Europe, il s’est trouvé de nombreux Musulmans qui, au péril de leur vie, ont sauvé des Juifs de la catastrophe de la Shoah. Ainsi, à Sarajevo, en Bosnie, où déferlaient les bataillons nazis, les divisions Handselar, mises sur pied par le sinistre mufti Hadj Amine El Husseini, allié de Hitler, Mustafa et Zaïnéba Hardaga, en hébergeant leurs voisins juifs, les Kabilio, pendant toute la durée de la Guerre, leur épargnèrent, incontestablement, un destin tragique.
À Rhodes, alors que l’île était occupée par la soldatesque nazie, Selahattin Ülkümen, consul de Turquie, déploya une énergie considérable pour préserver quarante-deux de ses concitoyens et vingt-cinq Juifs italiens d’une déportation et d’une mort annoncées. Les époux Hardaga et le consul Ülkümen ont tous trois d’ailleurs, été honorés par l’attribution de la médaille des Justes des Nations par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem. D’autres diplomates turcs ont participé également à des actions de sauvetage exemplaires, établissant souvent des passeports de complaisance. Yolga Namik, qui, en 1940, était troisième administrateur au consulat de Turquie à Paris et Necdet Kent, vice-consul de Turquie à Marseille, furent de ceux-là. Grâce à un train affrété tout spécialement, quelque quatre cents Juifs turcs ou récemment naturalisés, ont pu être évacués d’Europe à la barbe et au nez des Allemands. (1)
C’est cette épopée fantastique d’un « train sauveur » qui constitue la trame du très beau roman de Ayşe Kulin.
Ankara, 1941. Alors que l’Allemagne hitlérienne a entrepris de conquérir, par le sang et par le feu, toute l’Europe, la Turquie du général-président Ismet Inönü, prise entre le marteau et l’enclume, se débat dans un délicat dilemme : quelle attitude adopter ? Le pays est tout à la fois menacé par les Allemands et sollicité de manière insistante par la Grande-Bretagne. « Mais, se battre pour sauver les Anglais qui avaient monté les Arabes contre les Turcs pendant la Première Guerre mondiale et s’étaient emparés de Mossoul et de Kirkouk ? C’en était trop ». « Londres bataillait pour obliger la Turquie à envahir les îles égéennes sans la soutenir ni l’équiper et souhaitait déployer des bases dans les provinces sud du pays. En coulisse, l’Union Soviétique tirait les ficelles. Elle voulait contraindre Ankara à déclarer la guerre au Reich, à fermer les détroits aux navires de guerre allemands ainsi qu’à leur flotte commerciale. Elle réclamait en outre l’ouverture de tous les aérodromes à l’aviation alliée. Il s’agissait, en réalité, de forcer la main à l’Allemagne pour qu’elle envahît la Turquie, ce qui soulagerait l’Armée Rouge ». Finalement, après une démonstration de force de Berlin à la frontière bulgare, les Turcs signeront avec le Reich un accord de non-intervention.
À Ankara, donc, par ces temps particulièrement troublés, nous pénétrons dans le foyer d’une famille bourgeoise de la ville. Fazil Resat Pacha et son épouse, Leman Hanim ont eu le bonheur d’avoir deux filles. Si l’aînée, Sabiha, a fait un beau mariage en épousant un diplomate à l’avenir prometteur, Macit Devres Bey, sa cadette, Behice Selva Kirimli , que son père a désormais reniée, a osé, contre la volonté de ses parents, épouser un Juif, Rafael Alfandari, alias Rafo, pharmacien, héritier d’une longue lignée de médecins. Un mariage qui n’a pas été du goût, non plus, des parents du jeune homme, Salvador et Rakela Alfandari.
« Selva et Rafo se marièrent civilement en septembre, à Beyoglu, un quartier d’Istanbul, en présence de deux témoins et d’une poignée d’amis ». Plus tard, leur fils, Fazil ne serait pas circoncis. « C’eût été criminel à cette époque ».
Une époque où même les Juifs turcs sont en danger face à la volonté exterminatrice d’Hitler et de ses sbires. Dans les chancelleries, une question est sur toutes les lèvres : « Que faire ? ».
« Des diplomates turcs tentaient de trouver le moyen de rassembler les Juifs qu’ils avaient sauvés des camps pour les envoyer en Palestine, via Istanbul. Ce plan, concocté par l’ambassadeur de Turquie à Vichy, consistait à louer des voitures et à les atteler à un train qui se rendait à Edirne. La Turquie, en tant qu’État neutre, pouvait assurer la protection du convoi ».
Et c’est ainsi que Selva, Rafo et Fazil et bien d’autres protagonistes du roman, emportés par le tourbillon des événements dramatiques, vont se retrouver à bord, du « train de l’espoir », dans un wagon spécial frappé de l’étoile et du croissant turcs qui traversera toute l’Europe en passant par…Berlin, pour atteindre les portes de la liberté, Istanbul, en Turquie. Une aventure incroyable, mais vraie, rendue possible grâce au courage et à l’abnégation de diplomates turcs.
Pour mémoire, d’ailleurs, la liste- impressionnante- des diplomates turcs qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale est publiée fort opportunément en tête d’ouvrage.
Ce livre vraiment passionnant, qui a obtenu le Prix 2008 du roman décerné par le Conseil Européen des Communautés Juives, mériterait d’être porté à l’écran. À lire absolument.