A lire, à voir, à écouter
|
Publié le 9 Janvier 2009

Destins ou le Ghetto à l’école Par Ryvel (*)

Lorsque l’on évoque la littérature d’expression française des Juifs de Tunisie, le nom d’Albert Memmi apparaît immédiatement. Mais, s’il est vrai que cet immense auteur, toujours étudié dans les facultés d’Afrique du Nord, notamment à propos des ses ouvrages sur le colonialisme et le racisme, est une figure de proue, il ne faut pas oublier qu’il n’est pas apparu dans le paysage littéraire tunisien comme par enchantement, par le biais d’on ne sait quelle forme de génération spontanée. En fait, il a eu, lui aussi, ses maîtres, ceux de la génération précédente, les précurseurs de la littérature juive tunisienne d’expression française.


Parmi eux, trois noms émergent du lot : Véhel, Ryvel et Danon.
Curieusement, c’est autour d’une même famille, les Lévy, que s’est constituée, dans les années 30, une école littéraire juive tunisienne d’expression française. Et ce qui est extraordinaire, pour la petite histoire, c’est que cette famille, les Lévy, n’est pas tunisienne d’origine. C’est une famille de Juifs ashkénazes, venue de Galicie, une région d’Europe centrale partagée entre la Pologne et l’Ukraine. A l’orée du 20ème siècle, fuyant l’antisémitisme, une partie de la famille Lévy s’installe en Autriche puis à Gibraltar tandis qu’une autre partie choisit la Régence de Tunis, alors protectorat français.
Les Lévy désormais installés à Tunis, sont trois frères : Simah (1868-1922), Zriki et Jacques-Victor.
Simah est un fin lettré. Il parle l’hébreu, l’italien et l’arabe. On lui doit plusieurs recueils de poésie en hébreu. Il sera l’un des pionniers du journalisme en Tunisie.
Zriki, qui dirigea longtemps l’imprimerie Finzi, est l’auteur d’une « Etude technique, historique et documentaire des arts graphiques en Tunisie ».
Quant à Jacques-Victor Lévy, J.V.L ou encore Jacques Véhel , c’est aussi un homme de plume, journaliste et écrivain qui va être l’un des fondateurs de notre école littéraire.
A Véhel va se joindre Raphaël Lévy, fils de Zriki qui va choisir le pseudonyme de Ryvel, qu’il obtient en accolant la première lettre de son prénom à son patronyme inversé Il est né à Tunis, en 1898. Après avoir suivi les cours de l’Ecole Normale Israélite, il va enseigner, de 1919 à 1935, à l’école de l’A.I.U. de Tunis. De 1935 à 1938, il enseigne, toujours à l’A.I.U., mais à Sousse cette fois, puis de 1938 à 1944, à Casablanca. Après la Guerre et la Libération de Tunis, occupée pendant six mois par les troupes allemandes, Ryvel retourne dans sa ville natale où il achève sa carrière professionnelle dans l’enseignement en tant qu’inspecteur des écoles du réseau de l’Alliance. Peu après l’indépendance de la Tunisie, en 1956, il gagne la France. Il est mort à Cannes le 16 octobre 1972.
Véhel et Ryvel. Deux Lévy, le second étant le neveu de l’autre. Et comme, selon le proverbe, jamais deux sans trois, un troisième larron va les rejoindre rapidement. Lui non plus, n’est pas un vrai « Tune ». Il est d’origine turque, né à Smyrne, en 1897. C’est pendant la Première Guerre mondiale qu’il s’est installé dans la Régence en tant qu’instituteur envoyé par l’A.I.U. Il se retrouve à Sfax de 1917 à 1921 puis à Tunis, de 1921 à 1926. Le voilà directeur de l’école de la Hafsia, en plein cœur du quartier juif, la Hara, puis directeur du fleuron de l’A.I.U., l’école de la rue Malta Srira, en ville européenne, cette fois. Il y officiera jusqu’à sa retraite. Et, comme Ryvel, après l’indépendance, il choisit la France où il décède, le 1er juin 1969.
Vehel, Ryvel, Danon, tels sont les trois précurseurs de la littérature des Juifs tunisiens d’expression française. Trois inséparables dont l’œuvre se caractérisera par une volonté farouche de recueillir les éléments les plus marquants du folklore juif de Tunisie avant que l’occidentalisation rampante n’emporte à jamais toute une tradition.
Seuls ou en groupe, par le biais de récits souvent très courts, mais colorés et savoureux, ils vont puiser dans la vie quotidienne de la Hara, le ghetto juif, les joies et les peines, les grands drames et les petits bonheurs de la couche la plus modeste du peuple juif de Tunis.
Il nous ont laissé une œuvre riche dont seuls quelques titres ont connu une réédition récente. Les autres, la quasi totalité de leur production, sont devenus aujourd’hui des livres rares que les bibliophiles se disputent dans les salles de vente et les librairies spécialisées.
Ryvel, qui nous intéresse ici, a connu la célébrité grâce à « L’enfant de l’oukala » édité à Tunis, en 1931, par La Kahéna. Cet ouvrage a été réédité en 1980 par Jean-Claude Lattès. Dans sa préface, Pierre Hubac, délégué général de la Société des Ecrivains de l’Afrique du Nord, présente Ryvel en ces termes : « Ryvel, c’est le ghetto, foule humaine. Un grouillement populaire, un monde. Un monde dans l’espace et dans le temps. Une histoire, des coutumes, une foi vivante. Tout un monde en vérité » et, prémonitoire : « Lorsqu’ils ne feindront plus, ostensiblement, d’avoir honte de leurs origines, les Juifs africains sortis du Ghetto, s’émouvront librement aux récits de Ryvel ; ils retrouveront en ses récits si vivants les souvenirs de leur enfance, de leurs parents, de leurs aïeux et le souvenir aussi de cette solidarité qui les aida à supporter plus allègrement leur misère. Dès aujourd’hui, les écoles de l’Alliance connaîtront quel amour leur porte le jeune maître sorti de leurs rangs, fraternel et proche ». On lui doit aussi plusieurs pièces de théâtre dont « Terre d’Israël » parue en 1927 et créée au Théâtre Municipal de Tunis le 16 mars 1927, « L’œillet de Jérusalem » ( La Kahéna, 1930), recueil de nouvelles illustré par le peintre Jules Lellouche et une douzaine d’autres titres dont « Les lumières de la Hara » (La Kahéna, 1934), également composé de plusieurs petites nouvelles et contes à caractère religieux.
Grâce au chercheur infatigable qu’est le professeur Guy Dugas, de Montpellier, un véritable rat de bibliothèques et un dénicheur d’inédits, un ouvrage complètement ignoré du public et des spécialistes, le dernier écrit par Ryvel, vient d’être publié. C’est un gros roman de plus de quatre cents pages intitulé « Destins ou le Ghetto à l’école ». Guy Dugas en a retrouvé le manuscrit chez la fille de Ryvel, Tsilla Lévy Zérah qui vit à Paris et le publie dans le cadre de la collection qu’il dirige avec le soutien de l’A.I.U., « Pages d’Alliance ».
Commencé dans les années 30, ce roman, dont des bonnes feuilles sont parues dans diverses revues tunisiennes, traverse les années et s’achève avec la tragédie des enfants d’Oslo. Il est inestimable car il nous offre un témoignage de première main sur la vie juive en Tunisie entre les années trente et cinquante. A travers les tribulations d’une institutrice, Mamzel’ Ruth et de ses élèves, c’est tout un monde aujourd’hui disparu qui refait surface avec des héros qui ont nom : Moumou, Makhlouf, Deïdou, Soussou, Choua, Fraji, Braïtou, Kiki ou encore Lalou et, pour ce qui est des filles : Deïa, Leïla, Meikha, Meïssa, ou encore Maïra. Les scènes se déroulent dans la Hara, à Sidi-Mardoum, entre la rue de l’Oie et l’impasse des Nègres, mais aussi à Bab Souika, à Bab Carthagène ou, loin de Tunis, sur le Bou Kornine.
Que de thèmes abordés dans ce roman, certes un peu décousu, mais si attachant : les granas et les touansas, le statut de la dhimma, les émeutes antijuives, le cycle des fêtes, les pèlerinages sur les tombes des saints miraculeux comme rabbi Fragi. Sous la plume alerte de Ryvel, le célèbre médecin du ghetto, le docteur Scialom, devient Simon Roffé qui a fait ses études à Paris.
On reconnaît l’association caritative « Nos Petits » sous l’appellation de « Nos enfants ». On assiste au développement local du sionisme. Des pages très intéressantes sont consacrées à l’occupation de la Tunisie par les nazis avec le travail obligatoire pour les Juifs et l’attitude noble du bey qui affirme avec force à l’occupant : « Musulmans et Juifs, tous à un même degré, sont mes sujets, mes fils ». Après la Guerre, l’auteur montre bien la montée du Destour et le pays, travaillé par le nationalisme musulman. Les Juifs ont de plus en plus de mal à commercer, le personnel de l’Alliance passe sous contrôle du gouvernement tunisien qui impose l’enseignement de l’arabe. Un zeste de sexe avec des amours « interdites » entre un Musulman et une Juive et, pour finir, la tragédie des enfants d’Oslo, partis, dans le cadre d’une action médicale de l’OSE, pour une alya plus ou moins camouflée en Israël avec escale en Norvège, mais dont l’avion s’abîmera . Un seul survivant, on s’en souvient, le petit Elie Allal qui devient sous la plume de Ryvel, Moché Farfara.
Une lecture agréable qui évoquera pour beaucoup des souvenirs émouvants.
Du même Ryvel, Guy Dugas annonce la sortie prochaine, dans la même collection, de « L’almée aux ailes de flamme et autres nouvelles inédites » et, en 2009, de « L’enfant de l’oukala ». Nous ne manquerons pas d’y revenir.
Jean-Pierre Allali
(*) Editions Le Manuscrit. 2007. 424 pages. 25,90 euros