Plus d’un demi-siècle après la mort de ses parents, après l’indépendance du pays et l’exil, le parfum des jasmins de la véranda de la villa familiale ne cesse de hanter Henry alias Serge Moati. Il a beau mettre en scène Mauriac et Maupassant, animer, avec son émission Ripostes sur France 5, les débats politiques les plus actuels, il revient toujours à ses obsessions : Tunis, son père, sa mère, son enfance. Avec son nouveau livre, c’est une psychanalyse intime qu’il opère. Sur le ton de l’humour, voire de la dérision, il nous conte la Tunisie des années cinquante, celle qui voit tout à la fois Habib Bourguiba mener son peuple vers la liberté et la communauté juive, victime du vent impitoyable de l’Histoire, se disloquer et se préparer à l’exil. Avec une petite touche de fantastique, Henry-Serge, qui s’imagine en fils caché de la reine Élisabeth d’Angleterre, répond, installé sur le fauteuil du docteur Cohen, aux questions du praticien appelé au secours pour guérir son mal indéfinissable, ce que les « Tunes » appellent l’ « ouarche » et que certains désignent sous le vocable de « spleen », en un mot, le mal du pays perdu et des parents disparus.
« Tunis me manque toujours. J’y retrouve un peu de ma mémoire perdue à onze ans… » Et il raconte, il raconte, il raconte encore et toujours. L’occupation allemande du Protectorat, la Libération, la dynastie beylicale qui, avec Lamine Pacha, s’étiole et s’essouffle, les résidents généraux qui se succèdent, Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef, Ferhat Hached et les syndicalistes, les fellaghas, Présence Française et la Main Rouge, les attentats et l’insécurité, la visite de Mendès-France, l’autonomie interne puis l’indépendance. Les Juifs, enfin, cent vingt mille, à l’aube de l’Indépendance. Moins de mille aujourd’hui. Certains, comme l’oncle André et la tante Suzy, sionistes de la première heure, sentant le vent venir, n’hésitèrent pas à faire leur alyah, rejoignant, sur le SS Abril, les pionniers, bâtisseurs de l’État juif. D’autres, comme Serge, journaliste de gauche, jouèrent, confiants dans la bonne volonté laïque du « Combattant Suprême », la carte tunisienne. Ils seront, hélas, les cocus de l’Histoire. Au lendemain du 21 avril 1955, jour de la signature des accords franco-tunisiens, les nuages noirs s’amoncellent. Le père de son ami Jacquot Pradel, un Français de France, prévient : « Les Arabes, ils vont tout prendre, tout. Même la voiture…Pour les Juifs, ça va être la ca-ta-strophe. Tu m’entends, petit ? Ils vont tous vous zigouiller… » Rentrant chez lui, un jour, après une réunion politique, Serge Moati, patron de Tunis Socialiste, supporter inconditionnel de Bourguiba, s’emporte, furieux : « -Pas un mot…Ils n’ont pas dit un mot pour nous remercier ! Pas un mot de remerciement aux militants qui ont soutenu la cause tunisienne ! Rien ! Nada ! Cheï ! Rien que des cocoricos nationalistes ! Nul ! Pour ces messieurs, tous en chechia, rien ne compte plus que la Tunisie au chaud dans ses frontières avec son « parti unique », et ses « masses » qui obéissent au doigt et à l’œil ! Un petit État de quatre sous, replié sur lui-même ! Frontières, miradors, passeports, visas, jeunesse au pas cadencé, femmes aux youyous synchronisés, slogans et applaudissements à la commande ! Ils vont faire un pays avec l’islam comme religion officielle, ils nommeront Habib « Président à vie » et le tour est joué ! Ah, crois-moi, Odette, moi je rêvais d’autre chose que de cette Indépendance-là, où les nouveaux petits chefs vont remplacer les anciens, mot à mot, trait pour trait. Non, j’oubliais ! Seules les djellabas remplaceront, dans les pince-fesses, les costumes trois-pièces, et le ramadan deviendra obligatoire ! Tristesse ! À crever ! Et la liberté ? Et le socialisme ? Et la démocratie ? Au trou toutes ces fariboles ! Au trou ! C’était juste bon pour les naïfs de mon espèce. Un jour, tu verras, Odette, on sera des étrangers ici ! »
Remarquable prémonition quand on connaît la suite. Serge Moati, emporté par la maladie, ne verra pas la réalisation de sa lugubre prophétie. Mais Serge Moati, l’autre, le fils, accomplit, par le biais de ce texte, une véritable techouva. Lui qui était incroyant car « Dieu s’est toujours moqué de moi », reconnaît avoir changé et s’être réconcilié avec Dieu, à l’occasion d’un voyage en Afrique noire.
« Je résume, dit-il, je simplifie. Mais je ne mens pas sur le fond ».
Déjà, le 1er juin 1955, assistant au retour de Bourguiba sur son grand cheval blanc, petit juif apeuré dans une marée d’hommes en chéchias hurlant à pleins poumons « Yahia Bourguiba », le petit Henry avait senti le vent tourner : « Pour papa, pour les Juifs, tout était fini. On allait vite s’en apercevoir. Ainsi va la vie. Et l’histoire des peuples, n’est ce pas ? »
À travers un récit très vivant, qui retrace les événements qui ont conduit la Tunisie à l’indépendance et les Juifs à l’exil, c’est toute la nostalgie d’un passé révolu qui ressurgit au coin des mots. Au parfum inoubliable des jasmins, s’ajoutent l’odeur du couscous, la fraîcheur des frigolos, le goût des bambolonis, le souffle de la brise marine ou encore les cris du robavecchia, le brocanteur local.
Hélas, seuls les morts sont demeurés au pays natal. Sans sépultures. Le cimetière central, au cœur de Tunis, a été livré aux bulldozers, les ossements des ancêtres broyés et mélangés. « Valsez les macchabs ». « Si vous vous promenez au centre de Tunis et qu’une envie subite de fraîcheur vous prend, vous pouvez aller vers le jardin public de l’avenue Habib Thameur. Alors là, ayez, s’il vous plaît, une pensée fugitive pour deux siècles d’histoire juive enfouis sous vos pieds. Songez à ces soixante mille morts juifs qui attendent l’heure du Jugement Dernier ».
Pour l’heure, du côté des vivants, Henry attend de rejoindre Serge et Odette. « Patience, les parents ».
Ce livre émouvant, que l’auteur a écrit comme « une arme contre le chagrin », est aussi un témoignage précieux, un document. Remarquable.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Fayard. Septembre 2006. 506 pages. 22€