Des personnages peu connus sortent de l’ombre au fil des pages. Ainsi en est-il de Friha Bat Abraham, poétesse hébraïque tunisienne (Yaron Tsur), de Haïm Yossef David Azoulay, le ‘Hida, émissaire juif venu de Hébron dont la relation cocasse de voyage à Tunis où l’on mange un affreux couscous sans l’aide de la moindre fourchette et où certains Juifs envisageaient rien moins que le meurtre de coreligionnaires coupables à leurs yeux d’être des francs-maçons et, d’une façon générale de tous les Shadarim dont Haïm Saadoun donne une liste exhaustive impressionnante pour le XIXème siècle. Voici également le truculent Mardochée Najjar, correspondant local de savants européens qui aurait composé une grammaire de la langue zénatie et entrepris des recherches sur le dialecte des Shawiahs, une tribu kabyle, branche judaïsante des Zénatis, l’étonnant Caïd des Juifs, Nessim Scemama, ancien marchand de tissus devenu l’un des personnages les plus puissants du royaume ou encore la famille Cohen Tanoudji.
Tsivia Tobi de l’Université hébraïque, examinant quelques croyances populaires, nous explique qu’ « en Tunisie, où Juifs et Musulmans ont vécu côte à côte durant des siècles, des croyances populaires similaires ont vu le jour en relation avec tous les domaines de la vie quotidienne, notamment la croyance au mauvais œil, avec toutes ses formes de comportement et ses différentes formules de langage ». Nous découvrons ainsi la terrifiante Lilith (en hébreu : le spectre de la nuit), la chouette, dénommé aussi Bouma (hibou en arabe) ou Oumm al-Subyan (la mère des jeunes hommes).
Robert Attal, chercheur infatigable, bibliothécaire honoraire de l’Institut Ben-Zvi de Jérusalem, toujours à l’affût d’une découverte, nous présente un « reporter » oublié, Eliezer Ashkenazi, qui, très jeune, quitta sa Pologne natale pour la Tunisie où il épousa, en 1858, Rachel Crimas et ne quitta plus sa terre d’accueil.
Si elle ne fait pas directement l’objet d’une intervention, la question de la dhimma, cet état de citoyenneté de seconde zone auxquels furent soumis, pendant de longs siècles, les Juifs en terre d’islam, est souvent abordée. Elle est, d’une certaine façon, sous-jacente au propos de Hélé Béji, du Collège International de Tunis, qui considère que « la culture ne doit s’enfermer dans aucun piège de la mémoire, ni la perte de mémoire qui est un malheur, ni l’hypertrophie de la mémoire, qui est un fléau. La présence de la mémoire ne doit pas devenir la prison de la mémoire. On n’est pas éternellement pur devant l’histoire parce qu’on a été victime, et on n’est pas éternellement coupable devant elle parce qu’on a été oppresseur ».
La dhimmitude transparaît lorsque Yaron Tsur établit des critères démographiques sur la base des adultes juifs tributaires de l’impôt de capitation réservé aux dhimmis, la djizya, quand Daniel Panzac évoque le pogrom survenu à Alger en 1805, quand Paul Fenton écrit : « À deux reprises, notamment lors de l’exécution sommaire d’un Juif faussement accusé, le tuteur attira l’attention de son disciple sur la situation précaire de ses coreligionnaires au sein de la société musulmane ».
Khlifa Chater, de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, en jetant un éclairage très incisif sur les réformateurs, adeptes des Lumières, qu’ont été Mahmoud Kabadou, Ahmed Ibn Abi Adh Dhiaf et Khéreddine, rappelle que le Pacte Fondamental promulgué le 9 septembre 1857, « remet en cause, de ce fait, le statut de « dhimmis », ou protégés des non-musulmans, qui étaient l’objet d’une discrimination fiscale ». Ben Dhiaf, d’ailleurs, demandera que le témoignage d’un Juif soit reconnu par un tribunal, preuve qu’il ne l’était pas auparavant. Des dispositions qui « émurent » l’opinion publique musulmane, inquiète de voir les Juifs accéder à l’égalité. L’affaire « Batou Sfez » en juin 1857 qui s’acheva par l’exécution d’un Juif injustement accusé de blasphème et la mise à sac du quartier juif , lors de l’émeute de Bab-El-Bhar an août de la même année, relatés par Armand Maarek (Paris I), témoignent de l’état d’esprit de l’époque.
Ce thème des vicissitudes de la condition de dhimmis est omniprésent dans le texte de Denis Cohen Tannoudji, vice président de la S.H.J.T. qui rappelle que c’est parce qu’une application contraignante de la dhimma s’était imposée que « la connaissance des textes hébraïques s’est peu à peu perdue et seul un mode de vie tribal maintint la survie du judaïsme tunisien ». Et l’auteur d’ajouter que l’intrusion de la modernité est une « période charnière où la fin de la dhimmitude et l’arrivée de la France vont transformer petit à petit la société juive tunisienne »
Dépeignant la communauté juive livournaise, Jacques Taïeb, lui-aussi revient sur la question en évoquant le « statut dévalorisant de la dhimma »
Enfin, Joseph Chétrit, de l’Université de Haïfa, évoque Abraham Chemla qui « mena son combat contre les injustices et les brutalités commises par les Musulmans contre des Juifs à Tunis et dans les autres communautés de Tunisie ».
Un ensemble dense, original et équilibré. Indispensable à tous les amoureux de la chose « tune ».
Jean-Pierre Allali
(*) Ouvrage collectif coordonné par Denis Cohen-Tannoudji avec des contributions de Robert Attal, Hélé Béji, Alain Besançon, Khlifa Chater, Joseph Chétrit, Denis Cohen-Tannoudji, Paul B. Fenton, Philippe Haddad, Yavel Harouvi, Jean-Claude Kuperminc, Armand Maarek, Albert Memmi, Claude Nataf, Daniel Panzac, Haïm Saadoun, Adrien Salmieri, Amnon, Shiloah, Nourredine Sraïeb, Jacques Taïeb, Yosef Tobi, Tsivia Tobi et Yaron Tsur.