Deux rectangles blancs. Tirés au Masking-Tape. Comme les traces que placent les danseurs avant un ballet pour délimiter et marquer leur espace et leurs positions. Deux rectangles blancs, comme une pièce sans porte ni fenêtre. Comme un lit, comme une tombe, comme la couverture d’un ouvrage. C’est intrigant. C’est confortable. C’est contraignant. Comme la Mort.
Deux bancs non spécifiés, qui vont représenter, tour à tour : les tombes, avec si peu d’espaces entre elles que l’on se déplace de l’une à l’autre à petits pas de coté, comme un crabe ; le banc noir, au bord du canal, ou le vagabond somnolera puis rencontrera l’Amour ; le canapé, seul meuble qu’il consentira à garder dans la pièce, une fois logé, et qu’il placera, dossier vers l’extérieur, contre le mur, pour en faire une sorte de « couffin » (sic) dans lequel il entrera « comme un chien dans son panier ».
Et puis, du plafond, tombe un curieux objet, entre le microphone scénique et la lampe torche des bateaux, la nuit. Rouge. Comme le danger. Comme le voyant « On Air », d’un studio d’enregistrement. Comme un signal d’alarme. Dont la sirène retentira d’ailleurs quelques secondes à la fin du spectacle. Cet «objet - interlocuteur » du personnage, parfois le contrôle et parfois est contrôlé par lui, d’un geste oblique du bras, doigt pointé vers l’épitaphe de Beckett : « Ci-gît qui y échappa tant qu'il n'en échappe que maintenant ». Et quel que soit le dominant dans ce rapport de force entre l’objet scénique et l’acteur, lorsque la lumière rouge s’éclaire, le personnage bouge. Mais seulement à l’intérieur du rectangle dont il est prisonnier, comme des petits espaces qui le réconfortent, comme de la Vie dont il ne peut pas s’échapper.
Un accessoire (un chapeau, qui personnifiera plus tard un « vase de nuit » (expression que Beckett affectionnait)), et trois sons seulement en guise d’agréments et pas agréables du tout d’ailleurs : le premier, aigu, rappelant le bruit d’une lame qu’on aiguise (peut-être celle de la « Grande Faucheuse ») ; le second, grave, évoquant celui de l’interrupteur d’un automate industriel (c’est celui qui met l’acteur, littéralement, « en marche ») ; le troisième enfin, entendu une seule fois pendant la pièce, celui d’une alarme anti-effraction (qui arrêtera le personnage au moment ou il dépassera, dans son enthousiasme, les limites de son carcan périphérique).
Le monologue est un exercice extrêmement difficile, que les acteurs et orateurs allègent à grandes enjambées ou gesticulations, dans tout l’espace qui leur est alloué. Non. L’acteur-metteur en scène à choisi de se contraindre lui-même au quasi-immobilisme. Il ne porte le texte presque que par sa voix, qui n’est plus sienne d’ailleurs, mais celle, ressuscitée à la perfection, du vieil écrivain, lente, hésitante, et qui s’accompagne des petits mouvements titubants de l’âge.
Cette « gueule » théâtrale impayable, si typée, si belle, l’acteur la prête volontiers, avec attention, respect et circonspection absolus, à l’auteur-narrateur-personnage, à tel point que le spectateur en oublie celui-là qui se cache, derrière son sujet, pourtant si difficile à oublier d’usage. Le texte est cru, macabre, misanthrope, scatologique, sexuel bref, gênant (on rie beaucoup) et particulièrement impatient. Et pourtant, malgré toutes ces contraintes énumérées, tous ces inconforts, pour lui et pour nous d’ailleurs, comme on se laisse aisément emporter, par la maestria de l’acteur et par la puissance de sa mise en scène, dans l’univers mélodramatique de Beckett, vers la contemplation renouvelée de la Vie, de l’Amour et de la Mort.
«Premier amour» de Samuel Beckett, mise en scène de Sami Frey, vendredi 15 et samedi 16 octobre 2010 à 21 heures au Théâtre Princesse Grace - 12, avenue d’Ostende à Nice - Location : 377 93 25 32 27
Photo (Samuel Frey et Samuel Beckett) : D.R.