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Publié le 4 Juin 2007

Israël Autrement

Dirigé par Thierry Pech, « La Vie des Idées » a vocation à rendre compte des productions intellectuelles et culturelles qui alimentent chaque jour la discussion publique en Europe, aux Etats-Unis, en Asie. Elle entend fournir au public francophone un accès direct aux « débats d'ailleurs », mais aussi à leurs acteurs : intellectuels, chercheurs, polémistes, revues, think tanks, fondations, etc. Sans s'interdire la publication de points de vue, elle privilégie l'exposition, la mise en perspectives et la compréhension des débats étrangers. Elle ne se limite à aucune thématique particulière et s'intéresse à tous les champs disciplinaires (politique, relations internationales, sociologique, économique, historique, littéraire…). On y trouvera des dossiers de synthèse sur une controverse ou une question d'actualité, des entretiens avec des personnalités étrangères, des articles de présentation d'une revue ou d'une institution intellectuelle, des recensions de livres, et, à l'occasion des papiers sur les débats français vus de l'étranger…


Son numéro 21, (avril 2007) est consacré à Israël mais à un « Israël autrement », selon le titre même du dossier publié par la revue. Un numéro qui pourrait dérouter et/ou même choquer quelques lecteurs, mais il a aussi le mérite de poser librement les termes d’un débat toujours aussi passionné et passionnant sur les complexités de la société israélienne. A regarder donc avec intérêt, mais en gardant un esprit critique.
La revue s’ouvre sur un entretien avec l’historien israélien Zeev Sternhell, membre fondateur du mouvement Shalom Archav (« La paix maintenant »). Sternhell est professeur émérite de sciences politiques à l'Université hébraïque de Jérusalem. Cet entretien s’intitule « Sionisme, immigration et intégration ».
Le sionisme joue-t-il aujourd’hui le même rôle qu’à l’époque des « pères fondateurs » d’Israël ? Réponse de Zeev Sternhell : « Quand je suis arrivé en Israël, en février 1951, j'étais bercé par beaucoup de mythes. Parmi ces mythes - il m'a fallu quarante ans pour comprendre que c'en était un -, il y avait la volonté d'instaurer le socialisme en Israël. Je rêvais de voir naître un pouvoir ouvrier, et j'ignorais que, à sa place, c'était le pouvoir de la bureaucratie qui s'installait. Nous étions nombreux à vouloir construire un pays laïc, ancré à gauche, capable de réduire les inégalités sociales. Ces espérances, évidemment, n'ont pas été réalisées. Sans doute attendais-je trop de cette entreprise. J'étais peut-être naïf - je n'avais pas encore 16 ans. Mais l'âge n'était pas seul en jeu ; car, dix ou vingt ans plus tard, j'étais encore attaché à ce rêve alors même que les conséquences de la guerre des Six Jours et de celle du Kippour avaient ébranlé beaucoup de certitudes dans mon esprit. Mais je dois le reconnaître : ce à quoi j'aspirais en 1951, 1961 ou 1971, non, cela ne s'est pas réalisé. » Zeev Sternhell rappelle que « la religion juive a façonné le mode de vie des Israéliens » Il estime cependant que « aujourd'hui encore, la religion contraint les laïcs à adopter des comportements conformes à des règles qui leur sont étrangères, comme le mariage religieux ou la définition du Juif comme une personne née de mère juive ». Mais, « en ce sens, le judaïsme fait partie intégrante de la société israélienne. » Zeev Sternhell se dit « favorable au principe d'une Constitution laïque. La religion doit être ramenée dans la sphère privée. Il est nécessaire aussi qu'elle soit évacuée de la vie politique. Mais je crains que ceci, au moins à court terme, ne soit un vain espoir. Le judaïsme ne peut avoir l'histoire du christianisme car il est davantage qu'une religion : il est un pilier de l'identité nationale. Or le processus de transformation du judaïsme en simple religion sera long et difficile, ponctué d'innombrables affrontements. La plupart des laïcs pensent qu'Israël est confronté à des tâches plus urgentes, la paix par exemple. Le processus de sécularisation au sens français du terme, avec une séparation de l'Église et de l'État, n'est donc pas d'actualité en Israël, et il n'y a pas grand espoir qu'il le soit dans un avenir proche. » Que pense-t-il enfin de « L'occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza ? » Sternhell répond : « L'occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza a pourri notre société. Il y a vingt ou trente ans, il aurait déjà fallu mettre fin à l'occupation pour rétablir la santé de notre société. L'exclusivisme juif à l'égard des Palestiniens représente un danger pour Israël plus encore que pour ses voisins. C'est l'esprit et la réalité de l'occupation : d'un côté, il y a les Israéliens, de l'autre, les Palestiniens, sous leur botte. C'est un désastre pour notre société. Évidemment, d'un point de vue physique et matériel, les Palestiniens en souffrent beaucoup plus que nous. Mais, en termes moraux, la société israélienne paie un prix exorbitant. »
Un second article porte sur « La nouvelle mosaïque israélienne. L’intégration des Juifs de l’ex-URSS », par Sarah Fainberg, doctorante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Selon elle, la politique d’« assimilation » des immigrés juifs cède la place à un modèle communautaire. Cette transformation fait renaître des identités diasporiques jusqu’ici refoulées et suscite de vives polémiques à propos de l’identité nationale. Fainberg estime néanmoins ce qu’elle nomme « l’exemplarité du cas israélien ». « Ce qui caractérise la société israélienne en effet, c’est un multiculturalisme de nature antagoniste et engagée en vertu duquel chaque communauté ethnique, linguistique ou religieuse est détentrice d’une vision, d’un rêve et surtout d’une exigence sur la totalité de la collectivité politique. Ainsi, loin de se dissoudre dans l’indifférence de ses parties les unes aux autres, la mosaïque hébraïque demeure à présent cimentée par la force centrifuge de sa conflictualité. »
Denis Charbit, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Ouverte de Tel-Aviv, propose ensuite une réflexion sur la « gauche aux prises avec le sionisme. » Après la déchirure provoquée par la deuxième Intifada, les différents courants de la gauche israélienne renouent avec le dialogue. Mais de profonds désaccords persistent, moins sur la question palestinienne que sur la place du sionisme et de la mémoire de la Shoah. Gil Mihaely, qui est docteur en histoire de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales propose, quant à lui, une réflexion sur Tsahal : « Tsahal, l’école des «vrais hommes»? Citoyenneté et virilité dans l’armée israélienne ». Selon lui, dans une société où l’armée est omniprésente, l’image du «soldat-citoyen» marie l’imaginaire de la virilité et l’élitisme social. Mihaely estime qu’une « véritable discrimination » ne pèse pas sur les femmes, « mais sur les ultra-ortodoxes qui en sont exemptés ou écartés et surtout les Arabes ». Cette « exclusion renforce le sentiment d’appartenance au sein du groupe hégémonique. L’armée est ainsi un marqueur puissant de l’appartenance à « l’israélité » légitime. De ce point de vue, à partir du moment où elles appartiennent à la majorité qui accomplit son service militaire, les femmes ne souffrent pas vraiment de leur infériorité institutionnalisée au sein de Tsahal. » Selon lui, les sciences sociales montrent donc que l’armée est de moins en moins efficace en tant que « melting pot » ; on peut même dire que, du fait de sa fermeture hermétique aux citoyens arabes d’Israël, elle est l’un des vecteurs essentiels de la pérennisation d’un Etat bi-sociétal. Les ennemis de 1948 sont officiellement des citoyens de l’Etat ; mais leu statut de citoyen non-appelé sous les drapeaux est révélateur du lien unique qui existe entre service militaire est appartenance à la nation. En Israël, la nation n’englobe pas tous les citoyens’ conclut Mihaely.
Dan Breznitz, lui, est chercheur au Georgia Institute of Technogy (Atlanta). Il consacre un article pour parler du miracle high-tech israélien. Les succès des entreprises israéliennes dans le secteur informatique sont spectaculaires. à l’origine, une politique industrielle fondée sur l’innovation, un partenariat privilégié avec les états-Unis et un état-investisseur soucieux de suppléer aux insuffisances du marché.
Deux articles portent sur les Etats-Unis. Pauline Peretz (historienne) et Peter Hägel (politiste) se penchent sur « La polémique sur le «lobby pro-israélien» aux Etats-Unis » Le rapport sur le «lobby israélien» a suscité une très vive controverse aux états-Unis. Au cœur de la polémique, l’influence des Juifs sur la politique américaine au Proche et au Moyen-Orient. Néanmoins, qu’on apprécie ou non leur existence les lobbies sont appelés à demeurer des acteurs majeurs de la politique étrangère américaine, rappellent les auteurs. On évoque déjà l’émergence d’un lobby latino. « Dénoncer leur influence comme une anomalie allant à l’encontre de « l’intérêt national » manifeste donc une incompréhension de l’élaboration complexe des intérêts nationaux dans des démocraties pluralistes. » Un dernier article est consacré à cette gauche américaine qui veut « désinvestir Israël » et sur les campagnes antisionistes aux Etats-Unis. Si les États-Unis restent le principal allié d’Israël, les critiques ne manquent pas. Les appels à un «désinvestissement économique » de l’état hébreu se sont multipliés au sein de la gauche américaine.
Marc Knobel
La Vie des Idées, n° 21, avril 2007, 7 euros 50.