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Publié le 22 Mars 2009

LA DOMINATION, par Karine Tuil (*)

Quel talent ! Au fil des ans, l’écriture de Karine Tuil, remarquée en 2008 par le jury Goncourt, s’affermit. Depuis « Pour le pire » (1), en 2000, l’écrivaine, considérée alors comme une véritable révélation, est entrée de plain-pied dans le cercle restreint des grands auteurs français contemporains.



La famille est décidément un thème récurrent chez Karine Tuil, presque une obsession. Dans ce nouveau roman à deux voix, c’est le personnage du père qui nourrit une trame parfois complexe et déroutante.
« Ancien chef de service d’urologie dans un grand hôpital parisien, pionnier de la médecine humanitaire, conseiller de l’ordre des Médecins… ». Et pourtant, cet homme, « champion de la morale, le bon père de famille, le médecin respecté, lui qui refusait de faire payer ses patients les plus démunis, réglait toujours la note au restaurant, partait plusieurs fois par an en mission humanitaire à Groznyï, Gaza ou Mogadiscio, c’est lui qui, un matin d’octobre 1992, fit cohabiter sous le même toit sa famille légitime-ma mère, mon frère, ma sœur et moi-et l’autre famille que l’amour clandestin avait greffée, composée d’une jeune Russe de vingt-deux ans et de l’enfant qu’il avait eu avec elle ».
D’emblée, le décor est planté. « Après l’adultère, l’inceste, les filiations secrètes, les doubles vies, voici la polygamie. Voici la pornographie, la tyrannie domestique. À la fin du XXème siècle. Chez de petits-bourgeois juifs ». Le héros s’appelle Jacques Lance, alias Lansky, alias Suchowljansky, Juif d’origine russe, né à Paris en 1944, auteur d’un brûlot, façon Maurice Sachs, « Israël, une histoire de domination », paru en 1989, marié à une aristocrate catholique évoluant dans des milieux antisémites. Un éditeur à l’affût du gros coup de sa carrière, un auteur qui veut en découdre avec son géniteur et que les avances réitérées et pressantes de son éditeur ne rebutent pas, un grand-père gâteux qui souffre de désordres mentaux associés à des troubles de la parole, né au début des années 20 dans une famille juive traditionaliste et arrivé en France à l’âge de dix ans.
Dans le lit de son vieil amant , la jeune auteure avoue devenir une toute petite fille. « Avec vous, pas de préliminaires, pas de caresses, rien qu’une sexualité brute, animale et des mots, des mots crus qui s’échappent de vos lèvres, vous si maîtrisé en société, oscillant entre décontraction et préciosité, vous m’injuriez presque… ».
Le récit oscille entre un narrateur féminin, « La domination » et un narrateur masculin, « Jacques Lansky », double presque parfait du premier.
Ce que l’un n’ose pas dire, l’autre le raconte et inversement. Jusqu’au drame familial.
« Mon père a été retrouvé pendu dans son bureau. Sur son fauteuil, il avait laissé une lettre avec ces mots : « Je ne peux plus, pardon » »
C’est un roman à clef qui va dans tous les sens et fourmille de sens, à tous les sens du terme. Le destin d’Israël et, partant, celui du peuple juif, le conflit israélo-arabe, l’amour, la gloire, la littérature et, pour finir, dans les tous derniers mots prononcés dans un râle, par un vieil amant désespéré, un prénom masculin répété deux fois, une révélation qui donne tout son sens à la vie, aux amours et au combat politique contre-nature de Jacques Lance.
Un très beau roman.


Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Grasset. Août 2008.238 pages. 16,50 euros