Cette approche se révèle, à la lecture, très pédagogique car, comme l’affirme l’auteur, en avant-propos : « Israël vit à l’heure de la séparation ». Une séparation multiforme, intérieure et extérieure. Les créateurs de l’État juif renaissant n’auraient certes pas vu les choses de cette manière, eux qui imaginaient un État égalitaire où le kibboutz socialiste serait le modèle à suivre. Hélas, il a fallu plier devant les réalités du monde moderne et de la mondialisation. L’idéalisme forcené ne nourrit plus son homme et ne fait plus recette. « La course à l’enrichissement des Israéliens et leur frénésie de consommation auront vite remplacé les valeurs du travail et de l’abnégation des premiers pionniers ». Le libéralisme à outrance pratiqué depuis le début des années 2000 aggrave les inégalités et creuse le fossé entre des pans entiers d’une société qui voit les riches devenir chaque jour plus riches et les pauvres s’enfoncer dans la déchéance de l’assistanat.
L’analyse fine et très documentée de ces fractures est d’une précision remarquable. Israël a franchi de nos jours le seuil des 7 millions d’habitants. C’est un bond inouï à l’échelle de l’histoire de l’humanité car à sa création, en mai 1948, le pays ne comptait que 805 000 âmes dont 650 000 Juifs. Depuis, au gré des alyoth, un brassage inouï s’est opéré. Les rescapés de la Shoah ont été rejoints par les Juifs fuyant les terres d’islam, les Juifs de Russie et de l’ancien empire soviétique ou encore les Falashas d’Éthiopie. Sans oublier les Arabes israéliens, musulmans, druzes ou chrétiens et les travailleurs immigrés venus des quatre coins de la planète à la recherche d’un peu de bonheur et de confort.
Sans fards et sans compromission, Jacques Bendelac n’hésite pas à dépeindre la situation difficile de nombreuses strates de la population : les Arabes qui, malgré de réels progrès sont toujours, pour des motifs de tous ordres, défavorisés. Tout comme les Juifs orientaux ou encore les immigrés non-juifs. Ces derniers étaient quelque 50 000, soit 1% de la population totale en 1994 avant de passer à 210 000 en 2002 (3%), représentant une masse impressionnante de 12% des actifs. Une véritable tour de Babel : 40 000 Chinois, 35 000 Roumains, 30 000 Philippins, 25 000 de Thaïlande…Au point que le pays se retrouve face à des situations du même type que celle récemment évoquée en France à propos de l’ « immigration choisie ». Car de nos jours, en Israël, l’immigration clandestine a dépassé l’immigration légale. 52% des immigrés séjournent dans le pays avec un permis ou un visa périmés. Tout comme en France, il a fallu compléter le dispositif légal avec une « Loi sur les Travailleurs étrangers » et envisager des expulsions et des reconduites aux frontières. Sans oublier, bien sûr, les travailleurs palestiniens.
Faut-il s’inquiéter de cette modification du tissu humain de l’État des Juifs qui, d’une certaine manière peut faire froid dans le dos? Jacques Bendelac est mesuré : Israël, dit-il, « est aujourd’hui une société pluraliste où coexistent différentes ethnies, cultures et traditions. Si l’intégration de populations d’origine très diverse n’est pas encore parfaite, le creuset israélien réussit pourtant à maintenir un équilibre fragile entre les différentes communautés ». Rassurant.
La corruption, également, qui a fait son intrusion, depuis une dizaine d’années dans le pays, est un thème de prédilection de l’auteur. Tout comme les nominations à des postes clés de militants politiques, pratiquées aussi bien par la gauche que par la droite. C’est pourquoi l’apparition d’un regroupement centriste, Kadima, pourrait annoncer le début de la fin de ces pratiques. Tout comme l’adoption espérée d’une Constitution dont le pays ne dispose toujours pas.
Cette « Société en miettes » est-elle au bord de l’effondrement ? On pourrait le penser quand on réalise que « la pauvreté devient un engrenage qui frappe des générations entières » et qu’à l’opposé, « en 2005, le patrimoine consolidé des 100 Israéliens les plus riches atteignait la somme de 257 milliards de shekels (47 milliards d’euros). En 2004, environ 6600 millionnaires en dollars vivaient en Israël, dont 70 multimillionnaires, 6 d’entre eux figurant sur la liste des 500 plus grandes fortunes du monde. Les écarts sociaux se creusent au fil des ans au détriment des Juifs orthodoxes, des Juifs séfarades, des Falashas, des Arabes et des Bédouins.
Face à cette situation impitoyable que l’on retrouve dans toutes les sociétés occidentales, « la résistance civile s’organise ». « Des minorités sociales n’hésitent plus à revendiquer un droit à la différence, qu’il s’agisse de sexualité, de comportement ou de mode de vie. Les jeunes revendiquent une plus grande liberté de mœurs en organisant chaque année une « marche de l’Amour » qui voit homosexuels et lesbiennes défiler sur un air provocateur à Tel-Aviv comme à Jérusalem. Les femmes ne réclament plus seulement l’égalité avec les hommes, mais revendiquent aussi leur propre identité. Les écologistes luttent contre les antennes de réception satellite utilisées par les opérateurs mobiles, réclament le déplacement des dépôts d’ordures à ciel ouvert et prônent une plus grande harmonie entre la modernité et la protection de la nature. Les marginaux de tous ordres (adeptes de sectes, anarchistes ou antinucléaires) affirment dorénavant leur différence ouvertement, sans crainte d’être montrés du doigt ou rejetés ».
Tout cela sur fond de crainte d’attentats terroristes et de séparation physique avec les voisins palestiniens, de hafrada, par le biais de la clôture de sécurité en voie d’achèvement.
Mais où va donc Israël ? Est-ce l’implosion ? Non, nous rassure Jacques Bendelac car « la « séparation » fait aussi la force d’Israël. Dès qu’une nouvelle « frontière » apparaît, un « pont » est immédiatement jeté pour rapprocher les parties opposées : « pont » entre laïcs et religieux, entre Juifs et Arabes, entre tradition et modernité, entre Orient et Occident ». Après tout, « la société civile en Israël n’en est qu’à ses premiers balbutiements ». Remarquable.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Page après page. Février 2006. 288 pages. 20 €
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