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Publié le 2 Avril 2008

La Tunisie d’antan. La Tunisie à travers la carte postale ancienne Par Philippe Lamarque (*)

L’attachement des Juifs tunisiens à leur terroir d’origine est bien connu. C’est pourquoi les « Tunes » de France et de Navarre vont être ravis par la parution d’un nouvel album embaumé de jasmin qui narre la Tunisie d’autrefois. Philippe Lamarque nous conte « La Tunisie d’antan » sur fond d’un florilège d’images surannées tirées notamment de la collection Olivier Bouze.


Le texte semble issu d’un guide touristique du début du siècle dernier, mais ce sont surtout les illustrations qui interpellent le lecteur immanquablement frappé par le spleen tunisien, l’ouarche, dès qu’il a feuilleté les premières pages.
Ravis donc, les « Tunes », mais aussi un peu déçus car le judaïsme, s’il est certes présent, ici et là, dans cet album, n’occupe pas la place qui aurait dû être la sienne et que l’on retrouve en vraie grandeur dans les recueils iconographiques plus spécialisés.
L’entrée au pays du jasmin se fait par l’Algérie. Voici la Khroumirie, Aïn Draham et Tabarka, Soukh-el-Khemis et Béja puis Tunis, enfin. La Porte de France, l’avenue Jules Ferry avec sa cathédrale, le théâtre municipal, le casino du Belvédère, la rue Al-Djazira et la rue Es-Sadikia, le port, les souks, les marchés, Bab El Khadra et Bab Saadoun, Bab Souika et la casbah…
Si l’auteur n’a pas jugé utile de nous offrir la vue très connue de la Grande synagogue de l’avenue de Paris, construite en 1931 par l’architecte Valensi grâce à la générosité du mécène bordelais Daniel Osiris, il n’omet pas d’évoquer le sentiment de Guy de Maupassant découvrant la Régence en 1890 et qui écrit, dans La vie errante : « En vérité, Tunis n’est ni une ville française, ni une ville arabe, c’est une ville juive. C’est un des rares points du monde où le Juif semble chez lui comme dans une patrie, où il est le maître presque ostensiblement, où il montre une assurance tranquille, bien qu’un peu tremblante encore. C’est lui surtout qui est intéressant à voir, à observer dans ce labyrinthe de ruelles étroites où circule, s’agite, pullule la population la plus colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante, soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental ». Quelques exemples de cette population chatoyante nous sont proposés avec ces femmes aux costumes si particuliers ou ces écolières juives portant fièrement leur hennin lamé d’or. Et le texte de nous préciser : « Le quartier juif, sans grand intérêt architectural, vaut le détour à cause des costumes féminins : pantalons étroits et vestes de couleur vives ».
Quelques exemples parmi d’autres de la discrétion de l’auteur par rapport au judaïsme : l’évocation de la légendaire et mythique « Jeanne d’Arc d’Afrique », la Kahena. Son appartenance au judaïsme est ignorée. Et quand la ferme-école de Djedeïda qui, dans un esprit pionnier haloutzique, formait déjà, au début du vingtième siècle, des jeunes Juifs aux métiers de l’agriculture, est mentionnée, l’illustration nous propose l’école de jeunes filles de la Hara de Tunis. Une carte nous montre trois personnages conversant dans un café maure de la casbah, mais seul un spécialiste, au courant des contraintes vestimentaires imposées aux dhimmis juifs, citoyens de seconde zone en terre d’islam, peut détecter celui des trois consommateurs qui est juif. Une légende explicative eut été utile. Sur une autre carte, bien connue des collectionneurs de « Judaïca », une vue du Souk El-Grana (le souk des Livournais). Il faut une loupe pour noter que la devanture de l’échoppe de Félix Perez, « A la ville de Tunis » comporte, en plus de la française, deux autres inscriptions, l’une en arabe et l’autre en hébreu, témoignage de l’importance et de l’influence de la communauté juive à l’époque. Importance confirmée, mais de façon lapidaire par cette mention relative à la station balnéaire de La Marsa : « De nombreuses maisons de campagne appartiennent aux Juifs aisés de Tunis ». De la même façon, seuls des connaisseurs reconnaîtront sur la carte intitulée « S.A. le Bey au Palais du Bardo », le général Valensi, Juif et grand chambellan du souverain tunisien.
L’ancien nom de Carthage, Cart-Hadchat, signifie, nous dit-on « La ville nouvelle ». C’est vrai. Encore fallait-il rappeler que cela vient de l’hébreu : « Karta Hadacha » !
Une loupe toujours pour détecter sur une carte de Tozeur « Arabes lavant à l’oued », la mention « T. Disegni. Hôtel Bellevue ». Les Disegni, Juifs d’origine italienne, étaient une famille très en vue à Tozeur où ils avaient, outre leur hôtel, très prisé, construit une importante briqueterie.
De hauts lieux du judaïsme sont évoqués si brièvement que le lecteur non averti ne risque pas de s’y attarder. Ainsi, à propos des environs de la gare italienne : « Ce quartier abrite d’autres bâtiments officiels ou confessionnels, comme les bureaux du Contrôle civil ou l’école israélite. Le cimetière juif occupe un vaste enclos rempli d’innombrables dalles monolithes ». Un cimetière qui sera rasé, on le sait, peu après l’Indépendance, ce qui poussera un peu plus les Juifs à choisir l’exil. A Hammam-Lif, la synagogue Naro, l’une des plus anciennes du monde et la nécropole juive de Gammarth, un trésor archéologique sont balayés d’un trait de plume : « Le casino, très fréquenté par les sujets beylicaux attire plus d’amateurs que les restes informes des thermes et d’une synagogue antique ».
Le voyage se poursuit au centre et au sud du pays. Kairouan, où des « indigènes juifs ou arabes racolent les touristes », Sousse, avec un détour par le cimetière juif, Sfax, Monastir, Nabeul dont l’auteur nous dit qu’elle « compte 7000 habitants presque tous juifs », ce qui semble un peu exagéré et, enfin, au bout du monde ou presque, Djerba où vivent, à l’époque, nous dit Philippe Lamarque, 3000 Juifs, mais dont on ne nous propose aucune vue de la fameuse Ghriba, pourtant clou des visites touristiques, de nos jours encore. Le texte précise, à ce propos : « Seuls les Juifs affectionnent le mode de vie urbain. Ils habitent les bourgs de Hara Kebira et Hara Srira ». Deux dénominations aujourd’hui entièrement arabisées.
Quelques références à l’incidence de l’instauration du Protectorat sur les Juifs sont très éclairantes : « les craintes de la population hostile aux mesures du Protectorat qui favorisent les Juifs suscitent des troubles ». Et, plus loin : « Or, à Djerba, d’où proviennent les denrées dont se nourrissent les nomades, la population juive estime qu’elle peut se voir appliquer le décret Crémieux de naturalisation. Cependant, quelques intellectuels détachés des traditions confessionnelles se laissent séduire par les sirènes du sionisme ». Plus loin encore : « pendant que de nombreux Juifs tunisiens s’engagent dans l’armée française, les troupes beylicales connaissent une vague de mutineries en 1917, surtout due aux échos de la déclaration Balfour. Des troupes mutinées et des émeutiers attaquent et pillent des quartiers juifs à Tunis, Bizerte, Sfax, Sousse et Kairouan ». Ecrit à l’époque, ce témoignage précieux est irremplaçable.
« Que reste-t-il de tout cela ? » dirait Charles Trenet. Pour ce qui est des Juifs, rien ou presque. 120 000 âmes à l’aube de l’Indépendance, un millier aujourd’hui. Fort opportunément, l’auteur donne la parole à Emile Brami qui, dans son roman autobiographique, « Le manteau de la vierge » (1), raconte son voyage du retour : « Je n’ai pas pu rester, tant je me sentais mal, oppressé. Comme écrit magnifiquement Romain Gary : Les rues sont pleines de Juifs qui ne sont pas là ». Reste la mémoire, les images et les textes.
Des centaines de cartes qui sont autant de souvenirs du bon vieux temps. Il faut, dit Philippe Lamarque, en conclusion, « conserver la Tunisie dans son cœur ». Un très bel album.
Jean-Pierre Allali
(*) HC Editions. Collection Olivier Bouze et collection privée. Octobre 2007. 162 pages grand format. 28,50 euros
(1) Editions Fayard. 2007