Dès les premiers mots introductifs, l’objectif est posé, les intentions évidentes : « C’est une histoire qui n’a pas encore été écrite. Au lendemain de la Shoah, en l’espace de quelques dizaines d’années, entre 1945 et 1970, une civilisation de vingt siècles a disparu et le peuple qui la portait s’est retrouvé sur les routes de l’exil pour finir par se reconstruire sous d’autres cieux, essentiellement en Israël et en France. Les Juifs du monde arabo-islamique, la plupart du temps installés sur les lieux bien avant l’arrivée de l’islam, ont vu leur univers s’effondrer, pour les uns brutalement, pour les autres au terme d’un processus sournois. Ce drame fut le lot d’environ 900 000 personnes, originaire de onze pays, de l’Iran au Maroc. Ce qui décida de leur destin fut leur appartenance juive et le fait de résider dans des pays où l’islam est dominant et, plus précisément, des pays arabes, émergeant de l’ère coloniale, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ».
« Ce livre, nous dit le coordinateur, Shmuel Trigano, est un jalon important d’une histoire plus approfondie de cette séquence qui a vu mourir de vénérables centres historiques, ébranlant peut-être pour toujours la continuité de la culture séfarade ».
Démontant les prétentions de ceux qui affirment que les Arabes en général et les Palestiniens en particulier, ne sont pour rien dans la tragédie de la Shoah, Shmuel Trigano rappelle l’action malfaisante du mufti de Jérusalem, Hadj Amine El Husseini, grand admirateur d’Hitler et le lien, très général, du nationalisme arabe avec le nazisme. Ainsi, en Tunisie, « Habib Bourguiba reçut des subsides de Berlin, fut libéré de la prison de Lyon, le 16 décembre 1942 par Klaus Barbie, avec sept autres nationalistes tunisiens, et accueilli par la suite par l’Italie fasciste ». « Nous étions tous pronazis et nous avons souhaité la victoire de l’Axe » confie le Dr Ben Slimane, ancien compagnon du « Guide Suprême ».
Dès lors « la comparaison des réfugiés juifs du monde arabe et des réfugiés palestiniens est tout à fait fondée ». Avant d’entrer dans le vif du sujet, une précision et une classification : « Dans ce paysage multiple mais très cohérent et structuré, on peut distinguer deux catégories de disparition des communautés juives : l’expulsion et l’exclusion ». Dans la première catégorie, on compte l’Égypte, l’Irak, la Libye, le Yémen et l’Algérie. Dans la seconde, on trouve le Liban, la Syrie, la Turquie, le Maroc, la Tunisie et l’Iran.
Pour ce qui est de l’Égypte (Ruth Tolédano-Attias), il est clair que « les gouvernants égyptiens ont transformé les Juifs d’Égypte en apatrides avant d’expulser la communauté juive d’Égypte hors de chez elle ».
Rappelant les mots mêmes du chercheur Reuven Snir, selon lequel « aucun pays arabe au XXème siècle n’a compté autant d’intellectuels juifs démontrant un patriotisme aussi enflammé à l’égard de leur nation et un amour aussi vif de la culture arabe que les intellectuels juifs en Irak », Esther Meir-Glitzenstein décortique les trois thèses en présence pour expliquer le départ des Juifs d’Irak : la thèse « sioniste », la thèse du terrorisme et une thèse médiane selon laquelle « un phénomène de boule de neige, au centre duquel se trouve la politique maladroite du gouvernement irakien, l’aggravation de la crise économique en Irak et du sentiment d’insécurité des Juifs d’Irak qui en découlent ». Maurice Roumani nous montre, lui, comment, après une présence de 2500 ans, il n’y a plus un seul Juif en Libye. « Plus de 90% des 100 000 Juifs libyens vivent en Israël, où ils maintiennent une identité communautaire ». Ruth Tolédano-Attias apporte un éclairage bouleversant sur la dureté de la dhimma au Yémen, la férule insensée de la charia à l’égard des Juifs et la fuite éperdue de ces derniers vers Aden et vers la liberté. C’est au regretté Richard Ayoun qu’il revient d’évoquer l’Algérie qui l’a vu naître et dont les Juifs, emportés par le vent impitoyable de l’Histoire, citoyens français depuis le décret Crémieux, seront forcés de quitter leur terre ancestrale.
Yaron Harel nous narre « comment la Syrie et le Liban se sont totalement vidés de leurs Juifs » et Rifat N. Bali évoque « la lente disparition de la communauté juive de Turquie ».
Au Maroc ( Yigal Bin-Nun) , « l’ébranlement économique engendré par la migration intérieure, les relations avec les autorités du protectorat, la remise en cause de l’équilibre social entre Musulmans et Juifs et le passage du statut de dhimmi à un semblant d’égalité avec les Français ne firent qu’accélérer cette mobilité ». Bin-Nun divise l’émigration juive marocaine en trois périodes : la période de Qadimah, qui s’étend de la création de l’État d’Israël à l’indépendance du Maroc (1948-1956), la période de la Misgeret, où l’émigration s’effectua clandestinement (1956-1961) et la période de l’opération Yakhin durant laquelle l’émigration se fit au moyen de passeports collectifs après un accord avec les autorités marocaines (1961-1966). De précieux renseignements nous sont fournis sur les pogromes et les incidents antisémites qui ont jalonné l’histoire du Maroc. Ainsi, par exemple, l’arrestation, en janvier 1961, de 25 élèves d’une yeshiva à Casablanca. Quant à l’opération Yakhin, les Juifs furent littéralement achetés au Maroc sur la base de 250 dollars la tête, soit un montant global de 25 millions de dollars versés en espèces sur un compte suisse. Sans compter les pourboires et pots-de-vin aux intermédiaires !
Jacques Taïeb, parlant des Juifs de Tunisie, raconte qu’ « en janvier 1952, eut lieu une tentative de pogrom contre la Hara de Tunis qui échoua grâce à l’action des groupes d’auto-défense, mais un jeune Juif fut assassiné par un policier musulman, suscitant une intense indignation ». 1956 fut l’année des « hommes des couloirs » où de nombreux Juifs furent agressés et parfois assassinés par des malfaiteurs. Puis vint l’affaire du cimetière juif rasé et transformé en jardin public sans que les tombes des défunts soient transférées, comme promis aux dirigeants juifs. En 1960, au moment où la vénérable Grande synagogue de la Hara était détruite au motif de salubrité publique, les relations postales avec Israël étaient rompues. Enfin, l’ « affaire de Bizerte » fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, annonçant la première vague de grands départs. Le 6 juin 1967, la Grande synagogue de Tunis fut incendiée et pillée, les écoles de l’ORT fermées en 1974, celles de l’Alliance en 1976. En 1982, l’OLP s’installa à Tunis et, en 1985, plusieurs Juifs furent assassinés à Djerba. Il n’y a aujourd’hui pratiquement plus de Juifs en Tunisie.
C’est Orly R. Rahimiyan qui traite des Juifs iraniens où vivent encore, à Téhéran, Ispahan et Chiraz quelque 30 000 Juifs. Avant le règne Reza Shah Pahlavi (1925-1941), très proche des Juifs, ceux-ci ont connu une application très rigoureuse de la dhimma et plus particulièrement de l’idée de nadjasset selon laquelle il était interdit aux Juifs de sortir de leurs quartiers en cas de pluie ou de neige de peur que l’eau ne mette en contact les Musulmans chiites avec l’impureté des Juifs !!
Chaque texte, très fouillé, amène son lot d’informations originales. En annexe, de précieux et rares documents provenant de collections privées, complètent ce travail de recherche de très grande qualité.
Remarquable. Un ouvrage qui se doit de figurer dans toutes les bibliothèques.
Jean-Pierre Allali
Éditions Denoël. Février 2009. Contributions de Ruth Tolédano-Attias, Richard Ayoun, Rifat N.Bali, Yigal Bin-Nun, Yaron Harel, Esther Meir-Glitzenstein, Orly R. Rahimyan, Maurice Roumani et Jacques Taïeb. Introduction de Shmuel Trigano. Documents d’archives de David Littman et Ruth Tolédano-Attias. 512 pages. 25 euros.