À moins de vingt-quatre ans, Maurice de Hirsch, l’aîné des Hirsch auf Gereuth, héritier du banquier de la cour de Bavière et gendre du grand financier bruxellois, Jonathan Bischoffsheim, dont il épousera la fille, Clara, se retrouve à la tête d’une immense fortune qu’il saura faire fructifier. C’est le temps de la révolution industrielle, de la sidérurgie, des chemins de fer et des exploitations forestières. Dans la lignée des Rothschild et des Pereire, Maurice de Hirsch investit judicieusement et tous azimuts, en Europe comme en Orient. Désormais sa renommée est faite. Elle n’échappe pas au Grand rabbin de Vienne, Adolf Jellinek, qui, en novembre 1868, l’invite à participer à une conférence à Budapest sur la situation des Juifs de l’Empire austro-hongrois. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Lui qui ne s’est jamais intéressé aux affaires religieuses et au sort de ses coreligionnaires, entre de plain-pied dans la sphère communautaire. Son discours en témoigne : « Tout ce que je souhaite, c’est que les Juifs reçoivent la culture nécessaire et soient ainsi éduqués pour les rendre capables de gagner leur vie par le travail de leurs mains ». Et le financier ne se contente pas de paroles : il offre 120 000 florins par an pour la création, dans la capitale hongroise, d’un bureau de bienfaisance juif. C’est le début d’une action humanitaire et caritative qui se poursuivra au-delà de sa disparition en avril 1892.
Dès 1861, la création de l’Alliance Israélite Universelle, avec son réseau d’écoles en Europe, en Afrique du Nord et au Proche-Orient dans les vastes territoires régis par l’Empire ottoman, donne l’occasion à celui qui est désormais le baron de Hirsch, de manifester sa générosité. À coups de millions de francs-or. Les besoins sont immenses qui permettront de donner aux enfants juifs l’opportunité, par le biais de l’éducation, de sortir de la misère et du sous-développement. La Palestine n’est pas en reste et une ferme-école voit le jour à Jaffa, Mikweh Israël. On y forme des agronomes juifs, démontrant par la même que, s’ils en ont les moyens, les Juifs peuvent aussi être d’excellents agriculteurs. Mais les problèmes les plus urgents vont se présenter dans l’immense Russie tsariste où les Juifs, par millions, s’entassent dans une zone de résidence où ils sont cantonnés. C’est alors que survient la guerre russo-turque avec tous les drames humains que cela entraîne pour les populations juives. Les réfugiés affluent de partout, déferlant sur Istanbul. Le baron Maurice, le cœur sur la main, règle les factures, dans le plus pur esprit de la tsedaka juive.
1881. En Russie, c’est le temps des pogroms. Meurtres, viols et pillages sont le lot quotidien des communautés juives désemparées. Les Juifs fuient, affluent en Galicie dans la petite ville de Brody. Une solution s’impose : l’émigration avec, en ligne de mire, l’Eldorado rêvé, les États-Unis. Pour ceux qui ne peuvent partir, une réhabilitation par le travail est organisée sur place, par le canal, notamment de l’ORT. Face aux dépenses gigantesques qu’il faut engager, le baron répond toujours présent. En Galicie comme en Bucovine, en Bulgarie, en Roumanie, en Pologne, partout, au cœur de l’Empire des Habsbourg, la manne financière du baron, qui semble intarissable, vient au secours des plus démunis, Juifs, certes, mais aussi non Juifs. Et quand la pression antisémite se fait décidément trop forte, l’idée de départ se précise. Les bases d’une émigration urgente de masse sont posées. Direction : le Canada et les USA. Un Baron de Hirsch Fund est créé à New York . Et voilà à présent qu’une nouvelle idée fait son apparition : l’émigration en Argentine. En quelques années, le rêve devient réalité. Sous l’impulsion de la Jewish Colonization Association, des villes juives sont créées de toutes pièces dans la pampa : Moïsesville, Mauricio, Clara. Ou encore des hameaux juifs qui préfigurent le futur État d’Israël : Ida, Raquel, Carmel, Rosh Pina…
Des pages extraordinaires de l’ouvrage sont consacrées à la rencontre entre Maurice de Hirsch et Theodor Herzl, le philanthrope et le visionnaire, l’un vantant les mérites et les espoirs du sionisme naissant et l’autre convaincu que l’avenir du peuple juif n’est pas en Palestine.
À la mort du baron, sa veuve, Clara, reprend le flambeau. De nombreuses œuvres porteront son nom ainsi que celui de leur fils, Lucien de Hirsch, numismate de génie, très tôt disparu.
Avec cette histoire d’une vie exemplaire très fouillée, assortie de notes précieuses, Serge-Allain Rozenblum répare une injustice. Contrairement à d’autres mécènes et bienfaiteurs de l’humanité, Maurice de Hirsch n’a pas inspiré beaucoup de biographes. Réparation est faite et de très belle manière. Un livre qui se doit de figurer dans toutes les bibliothèques. Passionnant !
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Punctum. Novembre 2006. 424 pages. 21€