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Publié le 19 Novembre 2010

Le malentendu, par Irène Némirovsky (*)

Depuis quelques années, brusquement, le nom d’Irène Némirovsky a fait irruption sur la scène littéraire française. En 2004, contre toute attente et alors qu’il n’avait jamais été attribué à un écrivain décédé, le prix Renaudot lui a été décerné pour Suite française, un roman resté pourtant inachevé. Du 13 octobre 2010 au 8 mars 2011, une exposition lui est consacrée au Mémorial de la Shoah. Et voici que paraît, il y a quelques mois, toujours de cette auteure, Le malentendu.




On ne peut pas, c’est un fait, parler d’un ouvrage d’Irène Némirovsky comme on évoquerait le dernier Goncourt ou un livre à la mode. Le malentendu, écrit en 1926, premier livre de la romancière, fort opportunément réédité, n’échappe pas à cette règle. On ne peut le lire qu’en ayant en tête la destinée extraordinaire et tragique de cette auteure hors du commun. Pour comprendre la portée et l’intérêt de cet ouvrage, par ailleurs aux qualités littéraires incontestables et sur lesquelles nous reviendrons, on ne peut faire l’économie d’un retour sur la vie et sur la mort de son auteure.



C’est à Kiev, en Ukraine, au sein d’une famille juive bourgeoise et assimilée qu’est née, le 11 février 1903, Irène Némirovsky. Fille de Léon Barissévitch Némirovsky et de Fanny Margoulis. C’est une époque très troublée pour les Juifs, en Russie et dans les territoires environnants. Et si, grâce à la fortune de ses parents, la petite Irène échappe à la misère et aux pogromes que subissent les Juifs habitant les bas quartiers de la ville, elle touche de près régulièrement la vie juive et ses difficultés quand elle rend visite à ses grands parents maternels, Jonas et Bella Margoulis, à Odessa.



Irène est très vite délaissée par ses parents. Son père ne songe qu’à ses affaires et à consolider sa fortune. Sa mère, coquette et volage dépense sans compter son argent dans les boutiques de mode et les grands palaces.



En 1913, alors que la ville est quasiment judenrein, exempte de Juifs, la famille s’installe à Saint-Pétersbourg.



1914-1917. C’est la guerre avec ses horreurs. La Révolution puis la chute des tsars. Prudent, Léon Némirovsky s’installe à Moscou avec son épouse et sa fille. Mais une analyse froide de la situation le persuade que les Juifs n’ont aucun avenir en Russie sous le régime communiste. C’est le grand saut et le départ pour la France, pays des Droits de l’Homme. Les Némirovsky rejoignent Paris en 1919 et s’installent dans un hôtel particulier du seizième arrondissement.



Irène prépare son baccalauréat tout en commençant à assouvir sa passion : écrire. Après le baccalauréat, elle s’inscrit en licence de lettres à la Sorbonne et se lance simultanément en littérature. Elle fait parvenir quelques textes à la revue Fantasio qui les publie. Son premier roman, Le Malentendu paraît aux Œuvres Libres. L’ouvrage n’obtient à l’époque, aucun succès. Il vient donc d’être réédité et l’avenir nous dira si le public d’aujourd’hui lui réserve un meilleur accueil. Irène Némirovsky n’abandonne pas pour autant. Elle va connaître un succès foudroyant en 1929 avec David Golder, un roman où l’on retrouve, en filigrane, les personnages qu’elle côtoie au quotidien : un banquier véreux et impitoyable, caricatural au possible, sa femme infidèle et sa fille dont il apprend qu’elle n’est pas de son sang. Des phrases de ce roman, écrites dans l’esprit de l’époque, seraient incontestablement considérées comme antisémites de nos jours. David Golder est porté à l’écran par Julien Duvivier en 1930 avec le célèbre Harry Baur dans le rôle de David Golder. Il sera également joué au théâtre. Plus tard, un autre roman d’Irène Némirovsky, Le bal, sera aussi porté à l’écran avec, comme interprète, Danielle Darrieux.



Entre-temps, Irène Némirovsky épouse, à la synagogue, un cadre commercial originaire de Moscou, Michel Epstein. Le couple aura deux enfants, Élisabeth qui sera plus tard la romancière Élisabeth Gille et Denise.



1938. Des bruits de botte inquiétants résonnent dans toute l’Europe. Les Epstein, par prudence, sollicitent la nationalité française. Ils n’y parviennent pas. Ils choisissent une autre option : le baptême. Il a lieu en 1939. Ce sera en pure perte. Le statut des Juifs promulgué sous le maréchal Pétain les considère comme juifs malgré leur conversion.



L’éditeur Grasset retire tous les titres d’Irène de la vente. C’est un manque à gagner substantiel pour la famille qui se replie à la campagne.



Hélas, Irène est arrêtée le 13 juillet 1942, transférée à Pithiviers qu’elle quittera le 17 juillet par le convoi n°6 en direction d’Auschwitz où elle sera assassinée. Trois mois plus tard, Michel Epstein subira le même sort.



C’est cette Irène Némirovsky là, qu’il faut donc avoir en tête en ouvrant la première page du Malentendu. Un roman d’amour somme toute classique : en août 1924, une femme riche et un peu délaissée, Denise Jessaint rencontre, sur la plage d’Hendaye, à quelques enjambées de l’Espagne, un beau jeune homme, Yves Harteloup, bourgeois désargenté dont elle va rapidement tomber amoureuse. C’est superbement vu, somptueusement écrit. Et particulièrement émouvant si l’on garde en tête, au fil des pages, les heures sombres qu’a connues l’auteure, moins de vingt ans après la première publication de son roman. On ne peut s’empêcher, toutefois, de constater que le travers constaté dans David Golder, cet « antisémitisme » qui ne passerait pas aujourd’hui, témoin d’une véritable haine de soi, honte et haine à la fois d’appartenir au peuple juif, de l’auteure, est déjà bien présent dans ce premier roman. On en prendra pour preuve cet extrait : « À la table voisine, Mosès, le type du jeune Israélite riche, élégant, long nez pointu dans une face fine et pâle, compulsait des chiffres, comme un amoureux qui relit une lettre de sa maîtresse, avec des yeux avides. Qu’il s’agit de mettre au net le rapport de la dernière assemblée générale, de noter la hausse de la livre sterling ou la baisse de la canne à sucre sur le marché d’Haïti, Mosès abattait la même besogne, avec la même activité prodigieuse et le même intérêt fiévreux. Yves l’enviait, et il se souvenait de ce que son chef, un jour, lui avait dit-un Juif aussi, celui-là, mais de vieille souche, avec un nez presque inconvenant et une barbe d’un gris sale :



-Mon cher Harteloup, ce qui vous manque, c’est une goutte, une toute petite goutte de notre sang…Il revoyait le geste de la main molle et velue, et l’accent tudesque :



« …Une coude, une doude bédide coude… »



Dans le style de l’époque, les Noirs, ne sont pas non plus, épargnés. Les héros se retrouvent dans un cabaret à la mode : « Autour d’elle, la musique sauvage et triste des nègres riait aux éclats et pleurait en même temps…..À certaines minutes désolées, ce tam-tam sourd de la grosse caisse frappée à tour de bras par le nègre aux dents brillantes, lui déchirait le cœur… ». Des descriptions qui n’auraient incontestablement plus cours aujourd’hui, mais qui témoignent de l’époque. À découvrir sans tarder pour connaître mieux Irène Némirovsky, son talent remarquable et ses contradictions patentes et réfléchir encore sur son parcours tragique.



Jean-Pierre Allali



(*) Éditions Denoël. Préface d’Olivier Philliponnat. Mai 2010. 176 pages. 15 euros.



Photo : D.R.