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Publié le 31 Décembre 2008

Les Enfants du silence et de la reconstruction. La Shoah en partage. Trois générations, trois pays : France, Etats-Unis, Israël Par Dominique Frischer (*)

C’est un travail tout simplement monumental et qui mérite d’être salué, qu’a accompli Dominique Frischer. L’ouvrage vaut autant par son originalité que par sa qualité d’écriture. Même si, parfois, on peut ne pas partager entièrement certaines analyses.


La Shoah, toujours et encore. Parce que tout n’a pas été dit, loin de là et que, par delà les victimes directes de l’indicible, le traumatisme se transmet, de génération en génération.
Rares ont été, on le sait, les survivants qui ont tenu à témoigner immédiatement à leur libération des camps de la mort. Primo Levi, Robert Antelme ou David Rousset, sont de ceux-là. On sait aussi que nombre de témoins de la première heure n’ont pas survécu à leur « audace » tant le retour psychologique aura été, pour eux, insupportable. Qui n’a en mémoire le suicide de Paul Celan, Jean Améry, Primo Levi, Bruno Bettelheim ou Piotr Rawicz, parmi les plus marquants. Il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour que les langues se délient enfin et pour que les témoignages se multiplient.
« Longtemps, dit Dominique Frischer, on a cru le silence des survivants contraint et forcé. Dérivant du refus ou de l’incapacité de leurs proches et de la société à les entendre. En revanche, on a rarement privilégié l’hypothèse selon laquelle c’étaient les rescapés eux-mêmes qui, par instinct de survie, s’étaient engagés délibérément dans la voie du silence pour oublier les traumatismes et les humiliations subies ou éviter d’être confrontés à l’incompréhension, au déni, à la pitié, à la désapprobation, voire pour se protéger de réactions malveillantes-fréquentes dans l’immédiat après-guerre ». Sans oublier, ce qui est encore plus dramatique, le sentiment confus, mais tenace, de se sentir responsable d’avoir survécu alors que tant d’autres, parents ou amis , ont été exterminés. Une chose est sûre, en tous cas, et l’auteur a pu le constater elle-même de manière récurrente « nul ne sort indemne d’une immersion, même tardive, dans un passé douloureux imputable à l’Histoire, même si plus le temps passe, plus le risque d’ébranlement psychique diminue ».
Psychosociologue de formation, l’auteur est allée à la rencontre d’une centaine de témoins, en France, aux Etats-Unis et en Israël. Trois années de travail et d’enquête. A l’exception d’un entretien informel avec un survivant, l’auteur a préféré centrer son investigation sur les « orphelins de la Shoah », c’est-à-dire une quinzaine d’enfants de survivants et, surtout, de ce qu’elle appelle les « Deux et demie », population dont l’un des parents fut un enfant caché qui s’est retrouvé orphelin d’un ou des deux parents, notamment ceux nés de couples mixtes Juif/non Juif. Sont également intéressés les « Troisième Génération », des « Juifs par la Shoah », du moins pour ceux des témoins interrogés en France. En effet, constate l’auteur, aux Etats-Unis comme en Israël, « il est superflu de se référer à la Shoah pour se sentir juif, ce qui est loin d’être le cas en République française, patrie des Droits de l’Homme et de la laïcité ».
Chaque chapitre est suivi de témoignages, souvent anonymes. La première partie, la plus importante, près de quatre cents pages, concerne la France. Elle s’intitule « France ou le deuil à retardement ». Parmi toutes les questions abordées, une analyse très intéressante en même temps que très inquiétante, intitulée « Ashkénazes, séfarades : béance au-dessus de la Shoah », concerne la perception des « Troisième Génération » qui, raconte Dominique Frischer, ont souvent tendance à émettre des doléances à l’égard des Juifs du Maghreb « débarqués dans les années 50-60 » qui « parce qu’ils sont sortis indemnes de la Seconde Guerre mondiale, sont perçus comme incapables de comprendre la tragédie vécue par la communauté ashkénaze et les Séfarades de Grèce ou d’ailleurs arrivés en France bien avant la guerre, et qui n’ont échappé ni aux persécutions ni à la déportation ». « Vu du côté ashkénaze, les principaux déboires subis par les Juifs du Maghreb se limitent tout au plus à l’expulsion de la terre natale ou à l’expropriation et à l’abandon de biens matériels ainsi qu’à l’obligation de s’adapter à un pays où personne ne les avait accueillis les bras ouverts ». Une concurrence victimaire semble s’être installée entre les deux groupes humains. L’auteur fait état d’une « inaptitude des Séfarades, toutes générations confondues, à accepter une hiérarchie au niveau des traumatismes qui accablent les deux communautés » et estime que « c’est sans doute à titre de compensation symbolique que les Ashkénazes insistent autant sur leur prétendue supériorité intellectuelle… ». Pire, certains sujets mixtes, ont à tel point honte de la part séfarade de leur héritage que, tel Jérémy B., ils décident de rejeter le patronyme séfarade de leur père pour adopter un « nom d’honneur », celui du grand-père ashkénaze. C’est ahurissant et on a peine à le croire. Il serait bon de rappeler à ces jeunes gens, probablement sincères, que la Tunisie a été occupée par les Nazis pendant six mois et que des Juifs tunisiens aussi ont été déportés et ont perdu la vie dans les camps (1). Quant à la « querelle » Séfarade-Ashkénaze », on la croyait en voie de disparition. Il a fallu qu’un ouvrage sur la Shoah paraisse pour que ce sujet, ce véritable « serpent de mer » à travers des témoignages certes, émouvants, réapparaisse.
La partie consacrée aux Etats-Unis est, elle, intitulée « Amérique ou le deuil à distance »
Aux Etats-Unis, nous révèle l’auteur, sur plusieurs plans « le rêve américain s’est révélé plutôt décevant » et l’antisémitisme y a droit de cité de nos jours. Par ailleurs, elle relève un « manque d’empathie des Juifs américains pour les survivants » et une toute autre vision de la perception identitaire comme du devoir de mémoire.
Enfin, la dernière partie concerne « Israël ou le deuil instrumentalisé ». Après une période où le sujet a été tabou, les fondateurs de l’Etat préférant mettre l’accent sur l’apparition d’une nouvelle génération fière et combative, sur les soldats sans peur et sans reproche de Tsahal, on constate qu’alors que désormais, l’évocation de la Shoah est à l’ordre du jour dans le pays « parents et enfants sont saturés par son omniprésence, comme si l’excès de commémoration avait outrepassé l’objectif de réparation ». Face à ce qu’elle considère comme une tendance à l’oubli, une nouvelle stratégie de mémoire a été mise en place par l’Etat hébreu dans les années 80 afin de « consolider le sentiment identitaire des jeunes générations qui, sans cette incursion à marche forcée dans le passé, risquait de se déliter, mais aussi de justifier les trois années de service militaire ». En Israël, nous dit l’auteur, « si une certaine majorité de la population considère que la Shoah doit servir à renforcer l’identité israélienne et l’attachement à la nation, ce n’est pas pour autant qu’elle doit devenir la pierre angulaire de leur identité. » Et l’auteur de préciser : « La minorité religieuse en particulier souhaiterait voir son souvenir relégué dans un lointain passé, en compagnie des grandes catastrophes qui ensanglantèrent l’histoire immémoriale du peuple juif, des temps bibliques à nos jours, afin d’éviter justement que l’identité israélienne et juive reste constitutive de cette fatalité ».
Au bout de ce travail réellement gigantesque, quelles conclusions ? Il ressort que « les attitudes à l’égard du devoir de mémoire et des modalités de transmission de l’Holocauste varient selon les pays et le degré de religiosité ou de judéité des personnes interrogées ».
Reste à se demander comment réagira la « Quatrième Génération ». Si l’on en croît les réactions de la petite-fille de l’auteur, Judith J., dix ans, « le chapitre est loin d’être clos ». L’avenir nous éclairera.
Très intéressant.
Jean-Pierre Allali
(*) Editions Grasset. Février 2008. 636 pages. 23,90 euros
(1) Pour ce qui concerne la Tunisie, on pourra lire à ce sujet, de Paul Ghez : Six mois sous la botte. Editions S.A.P.I., 1943, Nos martyrs sous la botte allemande, de Gaston Guez qui dresse la liste des victimes avec de nombreuses photographies, Les Juifs de Tunisie sous Vichy et l’occupation de Jacques Sabille. Editions du Centre, 1954 et, plus récemment, de Frédéric Gasquet, La lettre de mon père. Une famille de Tunis dans l’enfer nazi, préfacé par Serge Klarsfeld. Editions Le Félin. 2006, ouvrage recensé dans notre Newsletter du 29-09-06.
Pour ce qui est de l’Algérie, Jean Laloum, dans Les Juifs d’Algérie, Editions du Scribe, 1987, dresse la liste nominale des centaines de déportés juifs d’Algérie, avec un certain nombre de photos, en précisant qu’aucune déportation ne s’est effectuée à partir du territoire algérien.
Pour ce qui concerne le Maroc et l’Afrique du Nord en général, on consultera avec intérêt, de Michel Abitbol, Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy. Editions Maisonneuve et Larose. 1983