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Publié le 15 Septembre 2004

Les Juifs éthiopiens en Israël. Les paradoxes du paradis de Lisa Antebi-Yemini (*)

On croyait avoir tout lu et tout savoir, ou presque, sur les Juifs d’Éthiopie, les Falashas, depuis la fameuse opération « Salomon », qui, les 24 et 25 mai 1991, avait permis le transfert aérien de plusieurs milliers de personnes vers la « Terre Promise ». Il n’en était rien et le remarquable ouvrage de Lisa Antebi-Yemini nous dévoile des pans entiers peu connus de l’histoire et des mœurs des Juifs noirs de l’Abyssinie tout en proposant une analyse sans fards de leur difficile intégration dans un État hébreu moderne.



Pour mener à bien son enquête, l’auteur s’est littéralement immergée dans les populations à observer, gagnant leur confiance et devenant une confidente, partageant quotidiennement la galette traditionnelle, l’endjära, participant aux mariages comme aux enterrements. Une färändjit, une blanche, considérée comme une parente par ses amis juifs éthiopiens.

De l’hôtel d’accueil initial, à Jérusalem, en 1991-1992 à l’installation dans des logements « en dur » à Kyriat Moshé, dans les années 1995-1996, en passant par le village de caravanes sur le site de Houlda de 1992-1994, nous suivons le parcours semé d’embûches de ces hommes et de ces femmes, de ces enfants et de ces vieillards, complètement déboussolés dans un monde qu’ils avaient idéalisé et qui n’est pas du tout celui qu’ils espéraient. Ils attendaient le pays de l’Orit, la Bible, appliquant à la lettre les préceptes divins. Ils découvrent là autre chose. Insupportable, surtout pour les plus anciens. D’autant plus que leurs pratiques les plus courantes deviennent impossibles dans ce nouvel environnement : l’isolement dans des « huttes de malédiction » des femmes « impures », les interdictions de certains mariages, la manière d’agencer les tombes…

En Israël, pour commencer, chacun doit avoir un nom et un prénom. Un véritable casse-tête, source d’embrouillaminis administratifs, pour des populations habituées, depuis des lustres, à un système tribal de filiation. Les problèmes se poursuivent avec la nourriture. On est face à un désarroi culinaire angoissant. Où trouver le téf, céréale qui ne pousse qu’en Éthiopie, constituant essentiel de l’endjära et le bärbärré, piment basique des sauces éthiopiennes ? Quant à la religion, c’est le conflit ouvert entre les anciens tenants de l’autorité spirituelle, les qésotch et autres chemagellotch et le rabbinat.

Parmi les pratiques étonnantes des Falashas, on découvre celle des tatouages, de l’enterrement du placenta après les naissances, de la croyance dans la possession démoniaque du zar, de l’excision et, plus étonnant, de l’uvulectomie, ablation de la luette chez les tout-petits. La plupart des Etiopim, comme on les appelle désormais en Israël, se plaignent du racisme des Juifs blancs, les näccotch et avancent comme preuve, l’ « affaire du sang ». En 1996, les hôpitaux refusaient le sang de donneurs juifs éthiopiens au prétexte que la probabilité de contamination par le virus du sida est beaucoup plus élevée (5% en moyenne contre 0,004%) que dans la population générale. Si ce racisme est réel, les Falashas étant souvent traités de «kushim », de nègres, il convient de ne pas oublier qu’eux-mêmes, dit l’auteur, sont très racistes à l’égard des Baryas, anciens captifs convertis, des Falashmoras, convertis au christianisme repentants et des Amharas chrétiens d’Éthiopie.

Peu à peu, avec le temps, un fossé se creuse entre la jeunesse, qui parle l’hébreu, accomplit son service militaire, fréquente les endroits à la mode, mange à l’israélienne et les anciens, complètement dépassés, ne parlant pas l’hébreu et voyant s’écrouler le monde de leur enfance. Avec plus de difficultés que pour d’autres alyoth, du Maroc à la Russie en passant par le Yémen, l’intégration des Juifs d’Éthiopie se poursuit, envers et contre tout. Tel n’est-il pas le but du sionisme ? De recréer, à partir de tribus dispersées, un ensemble unique et solidaire : Israël ? Très beau livre donc, mais on regrettera toutefois le côté un peu trop scientifique de certains propos et les abondantes citations en anglais, voire en allemand, non traduites.

Jean-Pierre Allali

* Éditions du CNRS. Avril 2004. 536 pages. 39€