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Très étrangement, le titre, emprunté mot pour mot au dernier livre de Rachid Benzine, laisse croire à un travail collectif dû à la plume des auteurs les plus modernes et les plus ouverts de l’islam, de Mohammed Arkoun à Nawel Gafsia. Il n’en est rien et si ces penseurs sont bien présents, ils figurent au sein d’une véritable encyclopédie sur le sujet, qui traverse les siècles, les thèmes et les courants.
Quant à l’éditorial, s’il met l’accent, fort justement, sur « l’irremplaçable apport de l’islam comme civilisation » et sur « la chance que l’Europe et la France donnent à la nouvelle pensée islamique », tout en reconnaissant que « le succès de la modération n’est pas assuré », il prétend que le numéro « a été conçu, réalisé, rédigé entièrement et librement par des penseurs musulmans ». La réalité est tout autre et les signataires chrétiens et juifs sont aussi nombreux que leurs confrères musulmans.
Enfin, plusieurs participations (Arkoun, Meddeb, Valensi), sont en réalité des interviews. Ce qui n’est pas pareil. Bizarre… Mais ne faisons pas la fine bouche. La qualité, encore une fois, est au rendez-vous.
Après une partie introductive, où l’on peut lire, sous la signature de Rachid Benzine, que « l’islam comme entité pure, déracinée, a-historique, « hors-sol », qui n’existe pas » et sous celle de Mohammed Arkoun que « dire qu’il appartient aux musulmans d’ouvrir des écoles privées pour enseigner leur religion, c’est encourager l’incurie politique qui nous a conduits à la loi sur le voile et à ses scandaleux malentendus », le document est scindé en trois cahiers : « La fascination de l’islam », « L’islam et la modernité », « L’islam est-il réformable ? ». Le tout entrecoupé de douze biographies des grands penseurs musulmans du 9ème au 20ème siècle, d’Abu Isa al-Warraq à Ali Abd al-Raziq, en passant par Avicenne, Averroès ou encore l’émir Abd el-Kader.
Parmi les articles étonnants de ce vaste panorama de l’islam, on retiendra celui de Bruno Étienne, sur « Nos ancêtres, les Sarrasins », qui dévoile tout un pan occulté de l’Histoire de notre pays, le fait que « le Sud de la France a été en partie musulman pendant plusieurs siècles » et que, de ce fait, c’est « une centaine de mots arabes qui s’intègrent alors dans la langue française, depuis « alcool » et « algèbre » jusqu’à « mouquère » et « safran » », celui de Lesley Jessop sur l’islam américain dans lequel on apprend que « l’islam est en plein essor aux Etats-Unis où il est en passe de devenir la deuxième religion ». Loin des clichés sur le Grand Satan, on y découvre, dans la bouche d’un expert, Mohomed A Muqtedar Khan, que « Les États-Unis sont le pays le plus islamique qui ait existé depuis trois cents ans ». Une illustration est proposée sous la forme d’une photographie d’une américaine musulmane voilée tondant sa pelouse devant une coquette maison dans le Michigan. Ou encore un très intéressant travail sur l’origine syro-araméenne du Coran, signé Claude Gilliot, tendant à démontrer que le Coran « est pour partie le fruit d’un travail collectif » et que des pans entiers du livre sacré musulman proviennent « d’hymnes chrétiens qui circulaient dans un milieu arien avant Muhammad et qui ont été remaniés par l’intégration de motifs arabes anciens ».
On regrettera la place modeste faite aux rapports entre l’islam et le judaïsme : deux articles. L’un, dû à Abraham Ségal, où on lit que les contacts de Muhammad avec la communauté juive de Médine permirent au Prophète de découvrir qu’Abraham était le père d’Isaac et d’Ismaël, ce qu’il ignorait. Ainsi « Les figures des ancêtres se modifient en fonction de l’évolution de Muhammad, et surtout en fonction des besoins théologiques et politiques de l’islam ». L’autre, de Paul B. Fenton, « Le Coran et les Juifs », met en exergue la rivalité polémique entre islam et judaïsme. Rappelant que Maimonide considérait « Muhammad comme un imposteur », l’auteur montre que sous prétexte que « Juifs et chrétiens ont falsifié leurs textes scripturaires », le Coran affirme notamment qu’Esther vivait au temps des Pharaons, que Marie, mère de Jésus n’est autre que Myriam, sœur de Moïse et que Jésus, Isa, est en réalité Esaü, fils d’Isaac. Sans oublier que le Coran laisse planer le doute quant à l’identité du fils d’Abraham destiné au sacrifice.
Après une incursion richement illustrée sur le thème de l’islam dans la peinture, le numéro s’achève sur un véritable bol d’air avec l’évocation, par Marcel Conche, du « Voltaire de l’islam », le génial et truculent Omar Khayyam, qui, à l’âge de 70 ans, composa les célèbres « Rubayat ». « Referme ton Coran. Pense librement et regarde librement le ciel et la terre ». Ou encore, cette équation célèbre : « Tous les royaumes pour une coupe de vin précieux ! Tous les livres et toute la science des hommes pour une suave odeur de vin ! Tous les hymnes d’amour pour la chanson du vin qui coule ! ».
L’impression générale que laisse ce remarquable document est bien résumée par Jean Daniel : « Dans le monde de turbulences, de croisades et de fanatismes qui s’embrase, le succès de la modération et de la raison n’est pas assuré ».
Un numéro très intéressant et très enrichissant.
Jean-Pierre Allali
*Rachid Benzine. Les nouveaux penseurs de l’islam. Éditions Albin Michel.2004.
**Numéro Hors Série du Nouvel Observateur. Avril-mai 2004. 98 pages. 3.80€