A lire, à voir, à écouter
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Publié le 10 Février 2005

Lettres d’un interné au camp de Pithiviers, Kalma Apfelbaum (1906-1942)

Depuis le quai, je plonge mon regard un instant dans les yeux rieurs de Gabriel et Charlotte D, 9 et 4 ans, et tout à fait naturellement j’esquisse un sourire à mon tour.




L’affiche est grande, l’idée de la placarder dans les couloirs du métro parisien est celle du Mémorial de la Shoah. La légende mentionne que ces deux enfants sont morts.

Pour rien.


Soixante ans après la fin de la seconde guerre, il nous est offert de lire, de regarder, d’écouter, de réfléchir et de penser la Shoah. Au risque de nourrir la problématique du « trop » et du « trop peu ». Au risque de cultiver les douleurs.


A regarder encore l’insouciance de ces deux visages jadis heureux, nous comprenons que cette histoire collective est une somme d’itinéraires individuels. Comme la tragédie ne résulte que de l’addition de situations tragiques.


Les éditions Belin publient cette année en collaboration avec le CERCIL (Cercle d’Etude et de Recherche sur la Déportation juive et les Camps du Loiret) les Lettres d’un interné au camp de Pithiviers, Kalma Apfelbaum (1906-1942, rédigées en yiddish et traduites en français pour la publication. Kalma Apfelbaum, est âgé de 35 ans en 1941. Il est juif polonais, marié. Il a une fille. Kalma a pris pour habitude depuis son arrivée en France à l’aube des années trente, de se faire appeler Camille.


Kalma Apfelbaum fait partie de ces 3700 juifs résidant en région parisienne arrêtés après avoir répondu à la convocation d’un billet vert envoyé par l’Etat français. 1700 d’entre eux sont internés au camp de Pithiviers en 1941 et tous seront finalement déportés à Auschwitz en 1942.


Les lettres de Kalma sont adressées à sa femme Rachel, elles contiennent toutes l’intimité de leur mariage. Les voici « détournées » en pièces d’archives, livrées au public, totalement dépouillées de leur confidentialité.


Ce document d’histoire, légué par les survivants de la famille de l’auteur à l’éditeur, confirme s’il le fallait, le caractère extraordinaire du drame personnel ordonné par l’Etat et autorisé par l’irresponsabilité collective.


La tragédie de Kalma Apfelbaum est d’être interné dans ce camp du Loiret sans autres motifs que son statut de juif étranger résidant en France. Il souffre profondément d’être éloigné de sa femme, il ne cesse de lui écrire, en yiddish, ruse habile pour éviter la censure.


Rythmés par l’absence, meurtris par l’attente vaine, les mots de Kalma Apfelbaum à Rachel -l’épouse préférée- sont bien plus une déclaration d’amour maintes fois dite qu’une description de la vie d’un interné juif dans un camp. Ils sont comme une respiration. Derrière l’ignorance de son devenir, le manque, la peur, le vide de la vie solitaire, bat en sourdine l’espoir réconfortant de voir la famille réunie. La vie reprendra son cours ordinaire, puisque « le malheur n’est pas éternel ». Comme il est incapable d’imaginer l’impossible, et comme il le pressent et le craint tout à la fois, écrire permet à Kalma d’entretenir les liens, de chasser l’absurdité de la situation. Du matin au soir « avec toute la baraque sur le dos » (lettre du 15 octobre 1941, page 45), le moment d’écriture redonne à Kalma Apfelbaum sa distinction individuelle et il s’applique à reconstruire la continuité familiale saccagée. Et tous ces mots d’amour qui les jours ordinaires allaient de soi, s’écrivent et se répètent à l’envi dans l’urgence, sous le coup de la violence massive et de la dépossession.


Depuis Pithiviers il reste le mari de Rachel, il la questionne, lui donne des conseils sur la façon de coudre au mieux le veston, la prie de ne pas l’oublier, - « s’il te plaît écris moi plus souvent » (6 décembre 1941, page 67)- s’inquiète de la quantité de bons de charbon, veut savoir si on lui donne des pommes de terre, lui recommande de se tenir « éloignée des ragots ». Et c’est ainsi du 15 août 1941 au 24 juin 1942, jour de la déportation de Kalma vers Auschwitz. « La force brutale » (3 décembre 1941) n’a de cesse de s’accroître, les mesures d’internement se renforcent à mesure que la solution finale s’accélère. Les libérations sont annulées, les gardes français redoublent d’attention « tout le monde a réintégré le camp. On se demande ce que cela peut bien signifier. On a pris de sanctions envers nous, nous sommes consignés jusqu’au 20 avril. Après le 20, il se passera sûrement quelque chose mais quoi ? On l’ignore. ». Tenu à l’écart de la finalité du projet nazi, Kalma peut encore vivre dans l’illusion d’une issue favorable. En attendant, les rumeurs circulent suscitant autant de questions : « Nous sommes très contrariés par les bruits qui courent ici au sujet des Juifs à Paris. On dit qu’il y aura un ghetto, qu’il faudra porter des brassards spéciaux…Tu imagines tous ces bruits qu’on fait courir ! Moi je suis prêt à tout subir, pourvu que se soit avec toi (…) « (lettre du 17 février 1942, page 102). « Radio-chiottes », selon le terme attribué par les internés de Pithiviers aux bruits de couloirs, mêle sans discernement les vraies informations des fausses.
Pour Kalma Apfelbaum, l’attente prend fin le 23 juin 1942 à l’annonce de son départ pour une destination encore inconnue. Il sait que lui et les autres devront « voyager 15 jours dans des wagons fermés ». (lettre du 24 juin 1942). Ce jour est qualifié par l’auteur de « plus triste de son existence », doublé de malchance puisque Kalma est désigné par tirage au sort. La radio locale parle de « Prusse orientale, région de Koenigsberg, pour travailler dans des fermes. Si c’était vrai, ce serait bien ». Mais ça ne l’était pas, nous le savons. Le prologue révèle que Kalma Apfelbaum est assassiné à Auschwitz le 11 juillet 1942.


Ces lettres d’un homme « éternellement fidèle » à sa femme ne donnent de place, en principe, que pour deux.

Elles laissent planer derrière elles, la tristesse que leurs mains ne tiennent plus ensemble.

Elles disent, comme elles peuvent, qu’elles sont une part de l’équation tragique : la vertigineuse addition de vies décimées.

Stéphanie Dassa

Lettres d’un interné au camp de Pithiviers, Kalma Apfelbaum (1906-1942). Editions Belin/CERCIL janvier2005 185 pages, 19 euros.

Le traducteur des lettres est Gérard Frydman.