C’est un fait que si la littérature juive, notamment en Afrique du Nord, a été si florissante au siècle dernier, le mérite en revient essentiellement aux écoles de l’Alliance Israélite Universelle, qui ont su diffuser et promouvoir la langue et la culture française. Et s’il existait, certes, une modeste littérature judéo-arabe, c’est en français que ce sont exprimés les Ryvel, Véhel, Blanche Bendahan , Sadia Lévy, Élissa Chimenti, Élissa Rhaïs ou Vitalis Danon avant de céder la place à celui qui deviendra le maître de la génération suivante, Albert Memmi.
Le premier volume de cette collection qui s’avère prometteuse est une novella de Vitalis Danon, « Ninette de la rue du péché ». Né à Smyrne en 1898, Danon, après une formation à l’E.N.I.O. de Paris, rejoint la Tunisie. Instituteur aux écoles de l’Alliance, il sera par la suite le directeur de l’établissement de la Hafsia, au cœur de la Hara, le ghetto juif, avant de prendre la direction générale du réseau scolaire de l’A.I.U. en Tunisie. Observateur averti du judaïsme tunisien, du petit peuple, surtout, il entame, dès 1920, parallèlement à ses fonctions pédagogiques, une carrière littéraire. Ses Contes du ghetto, La Hara conte, sont un témoignage irremplaçable sur une vie et une époque aujourd’hui disparues.
« Ninette », que Wladimir Rabi considéra, en son temps dans La Terre Retrouvée, comme « la plus unie, la plus réussie, la plus émouvante, la plus juste de ton » de l’auteur, c’est un peu « Les Misérables » façon tune. Dans une ruelle sordide du quartier réservé de Sfax, le rue du Péché, la pauvre Ninette s’échine, pour survivre avec son fils, Israël, né de père inconnu : ménages, lessives, prostitution occasionnelle…
Pour narrer les mésaventures, les déboires et les petits bonheurs de la pauvre Ninette, l’auteur, dans une langue d’une étonnante modernité, choisit le monologue, en réalité la moitié d’un supposé dialogue entre l’héroïne et le directeur de l’école où elle cherche à faire inscrire son fils afin qu’il s’instruise, devienne riche et les sorte enfin, tous les deux, du ruisseau fangeux dans lequel ils s’embourbent chaque jour un peu plus. « On m’a dit : Va à l’école des Juifs pour ton fils ! Et je suis venue. Vous le recevrez, bien sûr. Ailleurs on n’a pas voulu de lui parce que je n’ai pas des papiers… ». « Mon fils ! Quand il grandira et qu’il gagnera sa vie, il n’y aura pas sur terre de mère plus fière que moi. Nous nous promènerons bras-dessus, bras-dessous autour du kiosque à musique quand les belles madames chapeautées de plumes et de tralala passent cambrées, le buste en avant dans un froufrou de soie… »
« Bonjour, M’sieur l’Directeur, c’est encore moi, Ninette ». Tout au long de ces adresses à l’intention du détenteur du savoir et de la puissance publique, on assiste à une véritable psychanalyse de la misérable Ninette qui se confie, se confie, parle, parle et raconte sa petite vie : les tirailleurs, les spahis, les Sénégalais, les Arabes, les Bédouins, les Maltais, les Juifs, les Grecs ou les Siciliens qui passent et repassent dans la rue du Péché. Dans l’hôtel borgne de sa meilleure amie, Rachela, « providence des pouilleux, des miséreux qui n’ont que trente sous à mettre pour un repas et autant pour passer la nuit dans un lit au pied duquel un autre envoyé de la Providence ronfle déjà », viennent s’échouer « mendiants professionnels et d’occasion, saints rabbins en mal de voyager et charlatans en quête d’aventures ». Le récit, enlevé, fleure bon la boukha et la chakchouka et résonne au son des cab-cab, les sabots de bois tunisiens.
Israël sera admis à l’école juive et finira même par intégrer, suprême réussite, l’école professionnelle. Tout est bien qui finit bien. Savoureux.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Le Manuscrit. 2007. 126 pages. 13,90€