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Dans cet ouvrage, Didier Epelbaum a dépouillé les journaux de 1944 et des années suivantes. Il a épluché les dépêches de l’AFP, écouté les bandes enregistrées des informations, lu tout ce qui a paru alors. La presse de l’époque est pauvre et matériellement dépendante. Elle veut restaurer « un pouvoir d’intransigeance et de dignité » (Libération, 22 août 1944). Les journalistes chrétiens, communistes, socialistes ou révolutionnaires, promettent une déontologie rigoureuse, la précision et l’honnêteté.
En 1944, les journaux ont bien « couvert » la déportation des Juifs et ont rendu compte de sa spécificité (juive). Les premiers témoignages et/ou articles sur Auschwitz ou sur le camp de Drancy paraissent au mois d’août 1944 (L’Humanité du 13 septembre ; L’Homme libre du 29 septembre 1944 ; Combat des 5 et 7 septembre 1944 ; Témoignage Chrétien du 1er septembre 1944 ; Le Populaire du 29 août 1944 ; Franc Tireur du 1er novembre 1944…). Puis, c’est un grand blanc. En 1945, il n’est plus question que des déportés résistants, conformes à la légende d’une France toute entière dressée contre l’envahisseur. Didier Epelbaum énumère alors la somme des obstacles (objectifs et/ou subjectifs) qui tend à accréditer l’idée d’une impossibilité de parler de l’extermination des Juifs, même si certains journalistes ont réussi à surmonter les contraintes et les obstacles de l’époque. Epelbaum rappelle à ce titre les propos du sociologue Dominique Schnapper (1) qui explique ce silence par la « seule volonté gaullienne de rétablir la légitimité républicaine en niant l’existence même de l’épisode vichyste et l’ensemble des décisions « illégitimes. » C’est aussi -poursuit Didier Epelbaum- l’explication courante des milieux gaullistes (2): « avec le Général, on avait fait en sorte de mettre toutes victimes ensemble dans un même souvenir. » Epelbaum rappelle également l’interprétation marxiste du nazisme qui considérait l’hitlérisme comme le stade ultime de l’impérialisme capitaliste décadent. Hitler était un « enfant de la faim » (3) et Auschwitz une grande entreprise visant à renforcer l’industrie allemande.
Aussi et dans ces circonstances -insiste Didier Epelbaum- les journalistes qui ont parlé de la déportation des Juifs ont simplement voulu dire la vérité. Ils avaient une vraie conscience professionnelle et le souci de ne rien laisser dans l’ombre.
Enfin et pour donner plus de poids à sa démonstration, l’auteur a également enquêté sur la façon dont les médias ont relaté le génocide du Cambodge et du Rwanda. Edifiant. Trente ans après la Shoah, les meilleurs journalistes mirent encore un temps infini à prendre la mesure du génocide au Cambodge. Cinquante ans après, on serait à nouveau dans la répétition du fiasco : les médias de 1994 auraient éprouvé une même sidération devant le génocide des Tutsis « exactement comme il y avait eu une impuissance et une incapacité des médias à affronter le génocide de 1945 (4). »
Là encore et comme pour la période 1945-1950, Didier Epelbaum tente de comprendre ce qui empêche les médias d’être totalement opératoires au moment des massacres de masse. Sont-ils frappés d’incapacité congénitale et incurable ? D’incapacité structurelle ? De Manipulations, censures et/ou d’autocensures ?
Un livre beau et essentiel.
Marc Knobel
Notes
1. De Gaulle vu par les Juifs, in De Gaulle en son siècle, t.1. Dans la mémoire des hommes et des peuples, Institut Charles de Gaulle, Plon, 1991, p. 460.
2. André Gallois, Les Voix de la liberté, vol V, 16 juillet 1944, pp. 113-114.
3. Le Populaire, 31 août 1944.
4. Jean Hatzfeld à « Campus » émission présentée par Guillaume Durand, France 2, 2 octobre 2003.
Didier Epelbaum, Pas un mot, pas une ligne 1944 – 1994 : Des camps de la mort au génocide rwandais, Stock, 355 pages, 21 euros 50.