Grièvement blessé et condamné à mort par l’un de ses médecins, Petek entreprend alors sa véritable « montée », la remontée du fond de l’abîme. Son retour à la vie, sa lutte pour surmonter la douleur, la rééducation, la réhabilitation, l’acception de sa nouvelle identité sont traitées avec une humanité poignante accompagnée d’un humour noir qui brise la tension et permet au lecteur de s’identifier au personnage. La dimension universelle de la description classe ainsi « Petek » aux côtés de classiques de la littérature du genre, tel « Johnny s’en va-t’en guerre » de Dalton Trumbo.
Réduit à sa chaise roulante, Petek non seulement ne s’apitoie pas sur son sort mais en plus il reste fidèle à ses convictions qui n’ont pas été ébranlées par l’épreuve. Il trouve même la force de réconforter Moshe, un autre soldat tout aussi grièvement blessé que lui, mais qui, face au dilemme d’« être ou ne pas être », de s’accrocher pour survivre ou de renoncer, n’opte pas pour la vie. Moshe a réduit le choix entre la vie et la mort au dilemme de l’escalier qu’il ne pourra jamais monter avec sa chaise roulante. Et pour lui remonter le moral et lui redonner goût à la vie, Petek utilise l’argument ultime : il évoque la solidarité de destin qui a lié, il y a plus de cent ans, un certain journaliste à un officier de l’armée française accusé de trahison. « Cela a suffi à construire un pays », celui d’Israël bien évidemment. Petek tente donc de convaincre son ami que la solidarité qui a « suffi à construire un État … suffira à construire un monde sans escalier ». Moshe ne se laisse pas convaincre.
De fait Petek traite, à un second niveau de lecture, de la solidarité au sein de la société israélienne. L’hôpital et son service d’orthopédie, décrits à huit clos, représentent un microcosme de l’État. Il a ses touristes, ses volontaires, ses religieux et ses laïcs, ses Sépharades et ses Ashkenazes, ses survivants de la Shoah incarnés par « le Corbeau », l’infirmière qui prend Petek en affection, ses hauts gradés de l’armée et ses soldats blessés, ceux que le Corbeau appelle les nouveaux immigrants. Ils viennent à l’hôpital pour y être « reconstruits » alors que selon le vieux chant pionnier, les nouveaux immigrants viennent en Israël pour « construire et se reconstruire ».
Dans ce miroir de la société israélienne qu’est l’hôpital, l’individualisme rampant s’y affronte à l’altruisme de l’éthique collectiviste des premiers temps du sionisme, et aussi de celui hérité de l’expérience concentrationnaire. « Le Corbeau », comme Marek Edelman, le survivant du ghetto de Varsovie devenu cardiologue, après ce qu’elle a vécu à Auschwitz, se consacre à sauver des vies humaines. La communauté de destin entre les soldats blessés vécue dans le service d’orthopédie laisse envisager la perpétuation de cette solidarité. Mais la promesse de fidélité réciproque n’est pas tenue. Libéré de l’hôpital, chacun suit son propre chemin et personne n’attend Petek pour l’aider à monter les escaliers. L’avant-dernière scène confirme la perte de solidarité et la délitescence de la communauté de destin qui unissait les protagonistes dans l’univers clos de l’hôpital.
Cette dernière déception remet-elle en cause les convictions idéologiques de Petek ? La question reste en suspend. « Le monde sans escaliers » n’est apparemment pas de l’ordre des réalités. Mais comme dans Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler où le condamné avoue sa culpabilité par fidélité à ses convictions, pour Petek aussi il faut que le sacrifice n’ait pas été vain.
Petek peut aussi être lu comme un manifeste anti-militariste. Il fait une critique acerbe de la hiérarchie militaire et dénonce l’absurdité de la guerre avec tous les drames qu’elle génère. Cette guerre réduit l’individu à rien de plus qu’un simple « petek », une notice insignifiance. C’est ainsi que l’administration militaire a retranscrit le nom de Frenk en Petek, en hébreu. Mais Petek ne réussit sûrement pas à mettre un terme à cette marche de folie qui continue à semer ses malheurs dans son sillon. Pourtant avec son pessimisme optimiste, Petek est un livre d’une grande humanité.
Dan Weinblum
« Petek », Hanan Frenk, Denoël, 2008, Paris