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Publié le 7 Janvier 2010

Qu’est-ce qu’un déporté ? Histoire et mémoires des déportations de la Seconde Guerre mondiale (*)

La question que pose le titre de l’ouvrage peut paraître saugrenue. En effet, comme le rappelle Laurent Joly dans l’introduction à cette importante et volumineuse étude, « depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la déportation s’est imposée comme la principale illustration de l’horreur et de la férocité nazie ». Alors, pourquoi des historiens réputés se lancent-ils dans un ensemble d’explications complémentaires ? Tout n’a-t-il pas déjà été dit et redit sur un tel sujet ? Eh bien non ! Et pour reprendre encore les termes de Laurent Joly : « La « déportation », est pourtant, lorsqu’on s’attarde à l’étudier, un phénomène d’une extrême complexité ». D’où la question générique qui dirige l’ouvrage : quelles réalités, in fine et envisageant tous les cas possibles, se trouvent-elles englobées par les mots de « déporté » et de « déportation » ?



« Déporté » dans le vocabulaire français, « Ka-Tzetnik », selon la dénomination apparue en Israël, « Häftlinge » pour les Allemands, Więzień en Pologne, Inmate ou Prisoner chez les Anglais, c’est à Tal Bruttmann d’introduire la notion. Veronika Springman, elle, nous décrit, exemples à l’appui, les Häftlinge, ennemis, opposants au régime hitlérien, devenus entre 1933 et 1945, des « étrangers à la communauté ».
C’est à Serge Klarsfeld qu’il revient de parler du régime de Vichy et de son rôle dans la déportation des Juifs. Dans un article axé sur la sémantique administrative de l’époque, Laurent Joly examine le langage bureaucratique à la Préfecture de Police et au sein du Commissariat Général aux Questions Juives entre 1941 et 1944. L’action du MBF (Militärbefehlshaber in Frankreich est successivement analysé par Gaël Eismann (1940-1942) et Thomas Fontaine (1940-1944). Le cas très spécifique de la Moselle annexée est traité par Cédric Neveu. Son titre « Des déportés ? » montre la difficulté de généralisation d’une notion qu’on peut, au premier abord considérer comme évidente et simple.
Dans la troisième partie de l’ouvrage qui en comporte quatre, sont étudiées les politiques de déportation appliquées en Europe et en Asie. On aborde là des sujets moins classiques et parfois, surtout, mal connus. Ainsi, Silvia Goldbaum apporte une contribution précieuse et originale sur les « déportations au Danemark sous l’occupation allemande », écartant, d’entrée de jeu, le mythe-qui a la vie dure-selon lequel le roi Christian X, arborant sur son uniforme une étoile jaune, aurait parcouru les rues de Copenhague à cheval. Ottmar Trasca et Florin Turcanu, se penchent, eux sur la déportation des Juifs roumains sous le régime dictatorial et antisémite du maréchal Ion Antonescu tandis qu’Alexander Korb nous parle des déportations dans l’État indépendant de Croatie entre 1941 et 1945. « Les déportations de Hongrie : avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale », tel est le sujet traité par Paul Gradvohl alors que Marta Craveri s’intéresse à la déportation des Baltes et Polonais d’origine juive par les Soviétiques en 1940-1941. Jean-Louis Margolin nous conduit bien loin de l’Europe avec son remarquable travail sur les esclaves du Japon impérial entre 1937 et 1945.
Dans un tout autre domaine, Sylvie Lindeperg raconte comment, effectuant des recherches sur le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, elle a été amenée à s’intéresser à l’atelier de l’historienne Olga Wormser. Thomas Wieder revient sur « L’affaire David Rousset » qui, en son temps, fit couler beaucoup d’encre, suscitant une intense controverse.
Olivier Lalieu examine, lui, le « statut juridique du déporté et les enjeux de mémoire, de 1948 à nos jours ». Un article, signé Patrice Arnaud, décrit le combat sans fin mené par les « requis » du STO et leur échec dans l’espoir d’être un jour considérés comme des déportés. L’ouvrage s’achève avec une étude de Paola Bertilotti sur la notion de déporté en Italie de 1945 à nos jours avant une conclusion d’Annette Wieviorka qui considère, en substance, que dans les querelles de dénomination, il convient, avant tout, d’appeler un chat un chat. On ne peut que partager son opinion sur cet énorme travail : « Dans un monde bruyant et confus, il tente, sans beaucoup d’illusions, de faire entendre une petite musique singulière ».
Des illustrations, des cartes, des tableaux, agrémentent un ouvrage de grande qualité, incontournable pour un bonne compréhension du douloureux et délicat sujet de la déportation.



Jean-Pierre Allali



(*) Ouvrage collectif sous la direction de Tal Bruttmann, Laurent Joly et Annette Wieviorka. Éditions du CNRS. Avril 2009. 416 pages. 35 euros.