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Publié le 4 Septembre 2007

Résistances juives à l’anéantissement de Bernard Suchecky : un livre indispensable

Bernard Suchecky est docteur en histoire de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, il est aussi spécialiste du monde yiddish et de l'histoire des populations juives en Europe centrale et orientale des XIXe et XXe siècles. Chercheur à l'Institut universitaire d'études du judaïsme Martin Buber de l'Université libre de Bruxelles puis au YIVO Institute for Jewish Research de New York, il a été conservateur, responsable des archives, au Musée Juif de Belgique (Bruxelles).


« Résistances juives à l’anéantissement » fait suite à une exposition sur La résistance juive à la solution finale 1939 -1945 créée à l’initiative du B’naï B’rith Europe qui en avait confié la conception et la recherche documentaire à Bernard Suchecky.
« Résistances juives à l’anéantissement » est le fruit de longues recherches dans les archives européennes et américaines sur le comportement des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Saluons également l’iconographie de grande qualité, émouvante et utile. Surtout, le livre poursuit une double ambition. D’une part, produire un récit relatif à la Shoah qui se place du point de vue de la résistance des populations juives plutôt que de celui de leur destruction ou de leur anéantissement, explique l’auteur. D’autre part, mettre en évidence des documents dont la propre histoire autant que le contenu informatif forment la substance de la narration proposée. Suchecky estime que, pour légitime et indispensable qu’elle soit, cette insistance sur l’œuvre de mort des nazis a minoré le combat opiniâtre et exemplaire mené quotidiennement par ces populations pour faire obstacle à leur destruction et assurer leur survie. De fait, poursuit-il, raconter ce génocide en se plaçant du point de vue de la destruction des Juifs, c’est prendre le risque de dérouler une narration qui victimise les juifs, les réduit au statut d’objets voués à l’anéantissement et les dépossède de leur statut de sujets s’efforçant malgré tout de construire leur destin.
Promises à l’anéantissement par les nazis, qui entourèrent leur entreprise criminelle du plus grand secret, les populations juives ont été néanmoins informées du sort qui leur était réservé, à mesure que la « solution finale » était mise à l’œuvre. En dépit de nombreux obstacles, l’information a circulé, à l’échelle locale tout au moins, grâce aux survivants des massacres. Mais au-delà ? Ce sera le rôle des « courriers » de rétablir les liens rompus et de porter l’information à Varsovie et aux autres ghettos de Pologne, de Lituanie ou d’Ukraine occidentale. Tour à tour et souvent simultanément, agents de liaison, transporteurs de fonds ou de publications clandestines, trafiquants d’armes et de faux papiers, ou encore passeurs d’hommes, les « courriers » devinrent rapidement indispensables à la vie ou à la survie des réseaux clandestins. Londres recevait des informations (sur l’extermination systématique des Juifs par les Einsatzgruppen) par les cercles polonais réfugiés en Grande-Bretagne et les services secrets britanniques. Londres recevait également des informations par le biais de ses diplomates en poste à Genève. Vers la fin de l’année 1941, les organisations juives devinrent à leur tour des sources d’information. En décembre 1941, l’assassinat de « 52.000 » juifs de Kiev dans le ravin de Babi Yar fit l’objet d’un communiqué conjoint du Board of Deputies of British Jews et de l’Anglo-Jewish Association. Vers la même époque, Londres reçut par le truchement du délégué de l’Agence juive à Budapest, Khaïm Barlas, des précisions sur les exécutions massives de Juifs en Ukraine.
Par ailleurs et depuis l’attaque allemande du 22 juin 1941, Moscou était en première ligne. Mais, explique Bernard Suchecky, si l’information était donc passée également à Moscou, jamais aucune instance dirigeante soviétique ne donna ordre, à l’armée, au parti ou plus tard aux partisans, pour que le secours aux Juifs en péril fasse partie de leurs missions courantes. Dans ce chapitre, bien d’autres faits sont relatés (messages de Majdanek, témoignage de Samuel Rajzman…). Pendant ce temps, à l’ouest, les Juifs déportés ignoraient encore leur destination, ou du moins ce qui les attendait. Mais, comme le souligne très justement l’auteur, si le pire restait hors d’atteinte de leur imagination, tous savaient que rien de bon ne sortirait d’un tel voyage.
A signaler : quelques jours avant la rafle du 16 juillet 1942 dite rafle du Vel’d’Hiv, des militants juifs de Solidarité (communiste) diffusèrent un tract en Yiddish dans les quartiers Juifs de Paris. Rédigé à la fin de juin, il n’aurait été imprimé que le 10 ou le 11 juillet. Cet appel « aux masses populaires juives en France » (Tsu di yidishè folsmassn in frankreich) donne notamment des consignes à respecter pour ne pas tomber entre les mains des persécuteurs : « Selon des informations reçues de sources sures, les Allemands vont organiser incessamment de terribles rafles et déportations contre les Juifs (…) Frères Juifs, le danger est grand. Nous considérons qu’il est de notre devoir suprême de vous avertir (…) Voici ce que doit faire tout homme juif, toute femme juive, tout jeune juif : ne pas attendre les bandits chez soi, tout mettre en œuvre pour se cacher, avant tout les enfants, avec l’aide de la population française sympathisante ; après avoir assuré sa propre liberté, s’engager dans une organisation de combat patriotique afin de combattre l’ennemi sanglant et venger ses crimes ; si on tombe aux mains des assassins, résister par tous les moyens : barricader les portes, appeler à l’aide, se battre avec la police. On n’a rien à perdre. On peut y gagner la vie. Chercher à s’enfuir à tout prix. Aucun Juif ne doit tomber victime de la bête hitlérienne assoiffée de sang. Tout Juif libre et vivant est une victoire sur notre ennemi. »
De printemps à l’hiver 1942, l’information explose. Bernard Suchecky rapporte avec minutie les faits. Les premiers témoignages parviennent, sont acheminés et transmis. On regardera également les documents reproduits par l’auteur (« courriers » clandestins, témoignages sur l’extermination des Juifs, rapports circonstanciés, messages, lettres, articles, tracts), rédigés en français, en polonais, en yiddish, et retrouvés dans les archives.
Le troisième chapitre est essentiel. D’ailleurs, dès l’introduction, l’auteur pose les questions qui interpellent le lecteur : comment les Juifs comprennent-ils leur situation, à mesure que l’information passe et révèle que les persécutions tournent au génocide ? Comment s’efforcent-ils d’infléchir le cours des événements ? Quelles stratégies de survie échafaudent-ils – sachant que leurs contraintes sont extrêmes et leur marge de manœuvre dérisoire ?
Là encore, il faut lire le commentaire de Suchecky : ruser avec la mort -dit-il- se joue ici à plusieurs. Avec les Allemands, c’est à dire avec divers appareils diplomatiques, civils, militaires, policiers ou la S.S., rivaux mais ils ne cessent de se mettre des bâtons dans les roues. Avec les élites intellectuelles et politiques des pays occupés ou satellites, les cadres de la société civile et des églises, les diverses couches sociales de la population Qu’on y trouve, ou non, de fortes traditions démocratiques, que le sentiment antisémite y soit vif ou insignifiant, que les mouvements de désobéissance civile et de résistance y soient puissants ou marginaux, n’est évidemment pas sans importance… Ruser avec la mort se joue dans l’espace. A l’Est, il faut compter sur les réticences éventuelles des slaves. A l’Ouest, les assassins ne peuvent se passer du concours des administrations et des polices locales. Ruser avec la mort, souligne l’auteur, se joue enfin dans le temps. L’anéantissement des Juifs -son rythme, ses accélérations, ses poses et ses reflux- dépendra étroitement de la chronologie de la guerre, c’est-à-dire de l’évolution des rapports de force sur les divers théâtres des opérations. Bref, remarque avec justesse l’auteur, les variables à prendre en compte sont si nombreuses et leurs combinatoires si diverses qu’il est extrêmement difficile de ranger les réactions dans quelques modèles généraux. L’auteur se contente donc d’évoquer des exemples susceptibles de servir de clés d’interprétation pour de nombreuses autres situations (les cas du Danemark et de la Bulgarie ; l’exemple des ghettos de Lodz (en Pologne), de Vilnius ou de Kaunas, à l’ouest de cette ville ; il est également question de Varsovie ou de Minsk…) Prenons l’exemple de Minsk. Dès la création du ghetto de Minsk en août 1941, des dirigeants du Judenrat firent partie du comité communiste clandestin du ghetto –lequel fut d’emblée en liaison étroite avec les cadres soviétiques restés clandestinement dans la ville. Cette continuité politique, et le développement rapide d’un puissant mouvement partisan dans les forêts voisines, explique sans doute que le Judenrat soutint l’orientation du comité clandestin du ghetto : envoyer le plus de juifs possible vers la forêt ; faire du ghetto une base logistique pour les partisans. Jusqu’à sa liquidation en octobre 1943, le ghetto aurait ainsi transféré près de 10.000 Juifs chez les partisans, auxquels il fournit vêtements, médicaments, armes de contrebande et argent.
Le Quatrième chapitre est intitulé « Se mettre hors d’atteinte ou se rendre invisible. » Les Juifs qui le pourront encore tenteront d’échapper aux nazis en s’efforçant de se mettre hors d’atteinte ou de se rendre invisibles. Les uns essayeront de gagner des pays havres, d’autres de vivre au grand jour sous une fausse identité ou de trouver refuge chez des « cacheurs » qui les accueilleront par idéal ou par intérêt. D’autres encore s’enfermeront dans des caves ou des greniers ou se terreront au fond des forêts. L’ensemble de l’Europe devint ainsi le lieu d’importantes migrations clandestines et de plongée massive dans l’illégalité. Enfin, le dernier chapitre raconte l’héroïsme de ces 30.000 à 40.000 résistants armés juifs, des maquis au camp de travail et d’extermination. En tout point, un livre indispensable.
Bernard Suchecky, « Résistances juives à l’anéantissement », Edition Luc Pire, Parole et Silence, 264 pages, 45 € (avec le concours de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et du B’nai B’rith Europe.)
Marc Knobel
De nombreuses études historiques fouillées ont déjà été publiées sur ce thème de la résistance juive au nazisme :
- Adler (Jacques), Face à la persécution, les organisations juives de Paris, 1940-1944, Editions Calmann-Lévy, Paris, 1985, 325 pp.
- Broder (Pierre), Des Juifs debout contre le nazisme, Epo Editions, 1994, 240 pages.
- Diamant (David), La résistance juive, entre gloire et tragédie, Collection Mémoire au XXe siècle, Editions L’Harmattan, Paris, 1993.
- Langbein, Hermann, La Résistance dans les camps de concentration nationaux-socialistes (1938-1945), traduit par Denise Meunier, éd. Fayard, Paris, 1981.
- Latour (Anny), La Résistance juive en France (1940-1944), Stock, 1970.
- Lazare (Lucien), La résistance juive en France, Editions Stock, Col. Judaïsme Israël, Paris, 1987
- Levy (Claude), La résistance juive en France. De l'enjeu de mémoire à l'histoire critique
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 22, Numéro spécial: Les générations (Avril - Juin, 1989), pp. 117-128.
- Rayski (A.), Le Choix des Juifs sous Vichy, entre Soumission et Résistance, La Découverte, Paris, 1992, 391 pages.
- Vincenot (Alain), La France résistante, Histoires de héros ordinaires, Editions des Syrtes, 488 pages.
- Zeitoun (Sabine), L’Oeuvre de Secours aux Enfants (O.S.E.) sous l’occupation en France, Editions Liana Lévi, Paris, 1995