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Publié le 5 Septembre 2011

«Sœurs de vie» – Le journal d’Etty Hillesum par les trois drôles de dames de la compagnie Mata-Malam

Le dernier festival de théâtre d’Avignon a donné lieu à plusieurs adaptations du journal d’Etty Hillesum, dont une est vraiment sortie du lot, tant par ses qualités d’interprétation que de mise-en-scène, mais surtout par une approche sensible, attentive, et particulièrement fidèle à la joie miraculeuse et charismatique de cette jeune femme juive hollandaise, à la veille de sa déportation et au cœur de l’une des pages les plus noire de l’histoire. Rencontre avec les actrices Peggy Martine et Mercedes Sanz-Bernal et la metteur-en-scène et actrice Valentine Cohen.




- Comment et quand est né le projet de cette magnifique trilogie ?



Valentine Cohen : c’est un texte que j’ai lu il y a une vingtaine d’année et qui a été très fondateur pour moi. Mesurer comment Etty, au sein d’un chaos aussi extrême, pouvait avoir autant d’espace d’accueil, de réflexion et d’audace de vie et de pensée, jusqu’au bout, m’a profondément bouleversée et beaucoup influencée. J’étais jeune comédienne alors et je me disais « ce serai bien de pouvoir transmettre ça un jour ». Et puis, longtemps après, j’ai rencontré Mercedes qui elle aussi connaissait ce texte. Je suis venue m’installer en Aquitaine, à Bordeaux, où Mercedes vivait aussi. On a travaillé en duo au départ. On lisait, je faisais des propositions, « Merce » me donnai la réplique, le ping-pong intellectuel nécessaire à la création… On avait déjà fait l’assemblage des textes lorsque Peggy nous a rejointes. On a dispatché les parties entre nous trois, selon nos affinités avec certains passages du texte et on a commencé à faire le travail. C’était il y a deux ans et demi. On a présenté la pièce à Bordeaux et a Paris, puis en Avignon en juillet 2011.



- Les qualités artistiques du triptyque ne sont plus à vendre, mais est ce que l’une d’entre vous veut un peut me parler de cette idée de trois voix pour dire Etty Hillesum ?



Mercedes Sanz-Bernal : Dès le départ, on s’était dit qu’une seule personne, c’était trop peu pour incarner Etty. Que c’était trop difficile de dire : « moi je suis Etty ». Donc, on a commencé à deux, mais on s’est vite rendues compte que cela pouvait réduire Etty à une binarité. Si Etty était binaire, elle « n’avancerait » pas. Ce n’est pas noir ou blanc, c’est une troisième partie d’elle qui fait progresser sa réflexion et son écriture. L’intuition de Valentine s’est avérée vraiment très juste avec l’arrivée de Peggy. Nous sommes trois personnes, trois actrices très différentes et cela permet aussi à plus de gens de pouvoir s’identifier à Etty. L’un se retrouve dans l’une et parfois plus tard dans l’autre. C’est important parce que cela correspond à la réelle complexité d’Etty, qui est allée tellement loin en elle-même.



Valentine : Au tout début, j’avais pensé à sept actrices ! (rires) C’étais un peu compliqué. Le fleuve de ce qu’elle a écrit est tellement dense qu’idéalement il faudrait le jouer sept jours, une heure et quart chaque jour. C’était impossible à réaliser, bien sur, surtout avec peu de moyens. Le « un » était exclu, je ne voulais pas qu’Etty soit identifiée à une comédienne, ni même à un visage. Etty fait partie d’un courant de pensée, elle se sent elle-même aidée et traversée par ceux qui l’ont précédée et peut être par ceux qui vont lui survivre. On a essayé de constituer le corps de résonnance de cette voix, qui est pétrie de tant d’autres pensées. C’est la période de Carl Gustav Jung, de l’inconscient collectif. C’est extrêmement présent dans la façon dont on a travaillé. Comme quand, tout d’un coup, au sein de son journal elle commence à vouvoyer. On ne sait pas à qui elle parle, mais tout d’un coup, elle-même a cette intuition du destin de son texte.



- Il semble avoir été déconstruit. Pourquoi avoir choisit ce désordre dans la chronologie ? Pourquoi ces allers-retours et pourquoi ces morceaux là ?



Valentine : On a procédé par élimination, en se demandant chacune quelles étaient les lettres que nous voulions porter, et avec le respect du relief d’Etty. Il y avait des textes qui n’étaient pas les plus importants et qui étaient en même temps très importants pour comprendre comment fonctionnait Etty et ce que ça implique d’aller au bout de soit même, en tant qu’être humain. La mise en scène s’est créée à une grande vitesse. Je foisonnais d’idées, j’avais même peur parfois que ce soit « trop ».



- C’est très intéressant parce que vous avez prononcé le mot « trop ». En réalité, on ressort de cette pièce, non pas avec le sentiment du « trop », mais avec le sentiment du « plein ». C’est vrai que c’est très frontal, que ça laisse peu respirer le spectateur qui est sollicité tout au long de la pièce. Vous investissez le public par le contact physique aussi. La pause du milieu avec la distribution des amandes et de la citronnade est un répit salutaire (rires). Quels ont été, justement, vos choix de mise en scène ?



Valentine : C’est sans doute parce que j’ai eu moi-même l’impression d’être « investie » pendant l’écriture. D’être visitée par Etty. Je recevais, verticalement, des images et j’écrivais très vite les images pour ne pas qu’elles disparaissent : Le rouleau qui se déroule au fond de la scène (comme des rouleaux de Torah), l’échelle (de Jacob ?) à gauche… Le travail de recherche s’est poursuivi ensuite à travers de nombreuses improvisations, au cours desquelles chacune a pu s’approprier la situation et les questionnements d’Etty.



- Je voudrais vous faire réagir sur deux choses qui sont troublantes. Au tout début de la pièce, pendant la « lecture des noms », vous y incluez le nom d’Hitler. Et puis, il y a la scène du baiser…



Peggy : Il y a une idée qui est très présente dans le texte d’Etty, c’est vraiment un leitmotiv : Dans tout son journal, l’essentiel de son travail sur elle-même, ce qui la transforme, c’est le fait d’extirper d’elle tout atome de haine, qui rendrait le monde plus inhospitalier qu’il ne l’est déjà. C’est cette idée-là qu’on a voulu retransmettre en incluant les noms des spectateurs et celui d’Hitler. Que personne n’est étranger à la haine, ni a la cruauté, et que c’est vraiment une lutte qu’elle prend en charge, jour après jour. Quant à la scène du baiser, elle existe d’abord parce qu’Etty est une grande sensuelle. Elle a un lien qui est très physique avec son thérapeute, puis qu’ils luttent ensemble. Le désir est extrêmement présent dès les premières pages de son journal. Comme elle est terrienne, on a choisit d’honorer ce caractère-là, sur scène, par un baiser.



Valentine : C’est vrai que dans une première version, on avait travaillé avec un acteur, qui a quitté l’aventure. Alors on a décidé d’accueillir cette absence par l’incarnation. Parce qu’il y a vraiment quelque chose qui part de la chair d’Etty. Son terreau de départ est bouleversé par des désirs très forts dont elle ne sait pas quoi faire. Et c’est par l’écriture qu’elle passe du pulsionnel a l’ascensionnel.



- Il n’y a pas que du jeu dans cette adaptation. Il y a du chant, de la danse, des éléments très contemporains, des choses complètement inattendues. Mercedes, parlez-nous de ce moment où vous chantez en espagnol.



Mercedes : C’est un moment très intime. Le moment ou Etty parle pour la première fois de Dieu. Elle dit « Il y a en moi un puits très profond et dans ce puits Dieu». Quand j’ai commencé à jouer ce texte en français ça m’étais très difficile. Alors Valentine m’a conseillé de le traduire en espagnol et de le jouer dans ma langue maternelle. Ca a été une révélation, parce que mes toutes premières relations avec Dieu se sont faites en espagnol, quand j’étais toute petite. Ca m’a ramenée à une intimité et à une vérité presque troublantes. C’est le moment du spectacle ou je suis le plus à nu. C’est ma vraie voix, enfin, je ne sais pas comment bien dire cela…



- On le ressent très bien en tout cas (rires (et larmes)). Je vais vous demander de réagir sur les passages modernes de la pièce, comme le morceau de Rap de Kenny Arkhana…



Peggy : L’une des idées vraiment très fortes dans le journal d’Etty Hillesum, c’est de pouvoir laisser un flambeau ardent pour les générations à venir. Comme elle l’écrit : « Je voudrai un jour être en mesure d’expliquer tout ce qui ce passe en moi, mais si je n’y arrive pas, un autre le fera a ma place ». C’est cet écho la qui nous a intéressées. Dans des moments comme celui du Rap, je me dis qu’Etty serai vraiment contente de ça.



- Il y a aussi des choses plus anciennes dans la pièce. Comme la prière du Shema qui revient plusieurs fois, ou encore cette mélodie Yiddish que vous chantez à trois...



Valentine : J’ai choisi le Shema parce qu’Etty parle d’un homme qui est arrivé à l’entrée du camp en disant la prière au morts pour lui-même. Représenter, c’est rendre à nouveau présent. Normalement, on ne doit pas dire, en tant que juif, le nom de Dieu si on ne prie pas. Si je le dis, c’est parce qu’en réalité je prie. C’est-à-dire que pour moi le lieu du théâtre, c’est le temple possible d’aujourd’hui. C’est un lieu ou quelque chose peut se passer, sans dogme, dans le domaine de l’intimité et de la « relation », dans le sens de religare, d’être relié. Quand je dis le Shema, après la mort de S. (Julius Spier), S., c’est aussi tous ces hommes et toutes ces femmes qui ont vécu à ce moment-là, toutes ces vies qui ont été tranchées. Je pense aussi aux gens dans la salle. Je sais que chacun a perdu quelqu’un à un moment donné… Le chant yiddish que l’on chante à trois est un chant de mariage, qui transcende le moment de la déportation.



- C’est très bien que vous ayez soulevé ce thème du mariage, parce que la dernière chose dont je voudrais vous parler, c’est de la joie. C’est de l’extraordinaire surprise que l’on a à ressentir une telle quantité de joie, alors que l’on a bien conscience dès le début de l’issue fatale de cette histoire. Vous n’avez pas seulement rendu hommage à Etty et à sa mémoire. Vous lui avez rendu sa joie et c’est la chose la plus bouleversante dans votre travail.



Valentine : Je le dis dans la pièce : « Il faut une goutte d’or pour transformer le plomb en or. Et plus on a de plomb, plus on a la possibilité d’avoir de l’or ». Cette goutte d’or elle la trouvée en elle au fond du chaos en acceptant de garder les yeux ouvert et de ne pas se détourner. C’est un phénomène d’induction qui se produit quand on lit son texte. Si on accepte d’entrer dans sa parole, c’est contagieux et ça irrigue en chacun, chacune de nous. Ce qu’elle voulait, ce n’était pas montrer sa douleur, mais la transformer pour aller vers la célébration de quelque chose qu’elle sentait intuitivement possible, en secret…



Pendant le mois d’août 2011, Peggy et Valentine ont donné un stage à Bordeaux pour des jeunes qui ont travaillé autour d’Etty, avec des ateliers d’écriture et les visionnages d’extraits de films pour les sensibiliser à cette période de l’histoire. La pièce « Que ta Volonté soit Fête » sera jouée le 15 novembre 2011 à Coutras, le 18 novembre à Blaye, le 10 février 2012 à Coutras, le 14 février à l’université 4 de Bordeaux, le 17 février à Mont de Marsan et le 8 mars 2012 à Blaye.



Photo : D.R.