Shlomo Venezia, issu de la communauté juive italienne de Salonique, a été déporté avec sa famille à Auschwitz à l’âge de 21 ans. Dans cet ouvrage, il témoigne de son passage dans les Sonderkommando, ces équipes spéciales dont la fonction était de vider les chambres à gaz et de brûler les corps des victimes.
Interrogé par Béatrice Prasquier, Shlomo Venezia nous livre un témoignage unique, extrêmement précis et parfois insoutenable, qui nous plonge dans l’enfer de Birkenau. Comment a-t-il a t-il eu la force de faire face à cette horreur ? « J’aurai préféré mourir, écrit-il, mais à chaque fois, une phrase de ma mère ne revenait en tête : ‘Tant qu’on respire, il y a de la vie.’ Nous étions trop proches de la mort, mais on avançait, jour après jour ».
Les Sonderkommandos étaient voués à une mort certaine. Ils étaient, en effet, les premiers témoins du massacre des Juifs par les nazis. Shlomo Venezia est l’un des rares survivants. Il s’est décidé à parler en 1992, quarante-sept ans après, quand l’antisémitisme a refait surface en Italie. Son passage dans les Crématoires lui a laissé des séquelles à vie aussi bien physiques que morales. Ce qui a été détruit en lui c’est « la vie », dit-il. « Je n’ai plus eu une vie normale. Je n’ai jamais pu prétendre que tout allait bien et aller, comme d’autres, danser, et m’amuser en toute insouciance… Tout me ramène au camp. (…) On ne sort jamais vraiment du Crématoire. »
Durant toute la période passée dans les Crématoires, Schlomo Venezia a vu des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants mourir dans les chambres à gaz. Il raconte le processus d’élimination. Sélectionnés, les déportés entraient dans la salle de déshabillage, dans laquelle « il y avait des portemanteaux avec des numéros tout le long du mur ». « Pour mieux les tromper, les Allemands disaient aux gens de faire bien attention aux numéros, afin qu’ils puissent retrouver plus facilement leurs affaires en sortant de la douche », précise t-il. Une fois déshabillés, les déportés étaient entassés dans la chambre à gaz. Un SS, accompagné de deux prisonniers, apportait le gaz. Les deux prisonniers soulevaient la trappe à l’extérieur, au-dessus de la chambre à gaz, dans laquelle l’Allemand introduisait le Ziklon B. Cette opération terminée, les deux prisonniers refermaient la trappe. Pendant dix à douze minutes, les déportés suffoquaient, pleuraient, criaient et mourraient dans d’horribles souffrances. Les prisonniers du Sonderkommando devaient ensuite déposséder les cadavres de leurs cheveux et de leurs dents, avant de les brûler dans les fours ou dans les fosses communes. La chambre à gaz devait être entièrement nettoyée « car les murs étaient souillés, et il était impossible de faire entrer de nouvelles personnes sans qu’elles s’affolent en voyant les traces de sang et de tout le reste sur les murs et par terre. Il fallait d’abord nettoyer le sol, attendre qu’il sèche et repeindre les murs à la chaux » pendant que le ventilateur nettoyait l’air. Toutes traces de l’élimination des Juifs étaient effacées jusqu’aux cendres des corps brûlés, qui étaient jetées dans la Vistule.
Dans ce système infernal, où les Allemands sévissaient de manière sadique et cruelle, « on ne savait plus quoi penser, on était hors du monde, déjà en enfer », raconte t-il en ajoutant : « Tout se faisait machinalement, il n’y avait rien à voir ; on avait pas le temps de s’attendrir. » Parfois, tout de même, il tentait de soulager la victime avant sa mort. Comme le cousin de son père, Léon Venezia, à qui il a donné un bout de pain et des sardines.
Schlomo Venezia tient à éclaircir un point : les prisonniers du Sonderkommando n’avaient pas le choix. Il se défend de toute responsabilité dans le meurtre des déportés : « Seuls les Allemands tuaient. Nous étions contraints, alors que les collaborateurs en général sont volontaires. (…) Ceux qui refusaient étaient tout de suite tués d’une balle dans la nuque. Pour les Allemands, ce n’était pas grave ; ils en tuaient dix, cinquante autres arrivaient. Pour nous, il fallait survivre, avoir à manger…il n’y avait pas d’issue possible. »
Et pourtant, les prisonniers ont fait preuve d’un acte de résistance. Déclenchée le 7 octobre 1944 dans des conditions désespérées, la révolte du Sonderkommando a abouti à la mise hors d’usage du Crématoire IV. Cette révolte s’est achevée par l’élimination de la quasi-totalité des personnes qui y avaient pris part. Seuls les hommes du Crématoire III, dont la participation a été immédiatement arrêtée par le kapo Lemke et les gardes allemands, sont restés en vie. Shlomo Venezia en faisait partie.
Quelques dessins de David Olère illustrent les pages de l’ouvrage. Peintre juif français déporté de France à Auschwitz, il a intégré les Sonderkommandos, dont il fut également l’un des rares survivants. Après la Libération, il a réalisé une série de dessins, qui sont un témoignage visuel du processus d’extermination des Juifs dans les chambres à gaz. On retrouve un portrait de David Olère dans les notes de fin de page ainsi qu’un rappel historique sur la Shoah et l’Italie en Grèce.
« Ce témoignage, comme ceux de tous les déportés doit être compris par chacun comme un appel à la réflexion et à la vigilance. Au-delà de ce qu’il nous apprend sur les Sonderkommandos, Shlomo Venezia nous rappelle ce qu’a été l’horreur absolue, ‘le crime contre l’Humanité’ : la Shoah », souligne Simone Veil dans sa préface. Elle remercie Béatrice Prasquier pour ce dialogue qu’elle a établi ; un dialogue « entre un témoin qui a vu, un de ses derniers, et une jeune femme, représentante de la nouvelle génération, qui a su l’écouter ». « C’est désormais à la jeune génération qu’il appartient de ne pas oublier et de faire en sorte que la voix de Shlomo Venezia résonne à jamais », continue Simone Veil.
Ce livre est non seulement un document historique mais surtout une nécessité.
Stéphanie Lebaz
Schlomo Venezia, « Sonderkommando. Dans l’enfer des chambres à gaz », Albin Michel, Paris, 2007, 264 p., 18 €.