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Publié le 12 Octobre 2005

Terroristes en quête de compassion dans Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho est un magazine de vulgarisation qui propose chaque trimestre une vingtaine d’articles dans différents domaines : psychologie, sciences cognitives, neurobiologie, etc. Les sujets abordés sont traités dans un langage accessible à tous sans pour autant être simplistes. Des illustrations viennent compléter le tout, rendant la lecture plaisante. Pour le numéro 11 (septembre 2005), Scott Atran, anthropologue, spécialiste des terroristes kamikazes, s’interroge sur le comportement des kamikazes. Selon lui, les auteurs d’attentats suicides sont des gens comme nous, exposés à une situation sociale particulière : face à un monde qui les déçoit et auquel ils ne se sentent pas appartenir, ils sont en quête de liens humains forts. Ils recherchent des amis avec qui ils pourront vivre une aventure ultime et puissante, et à qui ils sauront prouver leur total dévouement. Jusque dans la mort.



Marc Knobel


Extraits :

Cerveau & Psycho : Après deux séries d’attentats en deux semaines à Londres, peut-on dire que le phénomène des attentats-suicides est en train de se mondialiser ?

Réponse : Oui, comme tout se mondialise. Environ 80 pour cent des activistes dans le monde sont issus de la diaspora. L’organisation Al-Qaida reposait initialement sur des camps d’entraînement au Moyen-Orient, dont la vocation était de renforcer les régimes islamistes dans un groupe d’états musulmans s’étendant des Philippines au Cachemire et à la Bosnie. Mais Ben-Laden a transformé la doctrine du fondateur de l’organisation, un idéologue jordano-palestinien du nom de Azzam, et a résolu de porter le combat hors des frontières du monde musulman, aux États-Unis dans un premier temps. [...] Ces petits noyaux de combattants sont incontrôlables, ils n’obéissent généralement à aucune hiérarchie ; ils se constituent généralement en Angleterre de la même façon que se constituent de petits groupes d’amis : à travers des rencontres, des discussions… Et, comme nous sommes au XXIe siècle, la première rencontre a souvent lieu sur Internet.

C & P : Comme dans un chat ?

Réponse :
Exactement. L’offre ne manque pas sur le Web. En 1999, on ne recensait guère que 14 sites djihadistes sur Internet, mais aujourd’hui, ils sont environ 4000. On assiste donc à une inflation des portails pour terroristes potentiels : pages choquantes où l’on découvre des méthodes de décapitation ou de fabrication de bombes artisanales, mais aussi des ambiances plus intimistes, voire hypnotisantes, mettant à l’honneur les messages religieux (…) Par le truchement de ces sites, des jeunes âgés de 17 à 35 ans créent des contacts virtuels (…) Surtout, ils créent de petites communautés de personnes qui, en quelques mois ou en quelques années, tissent des liens très étroits (…) Ils sont d’accord pour dire qu’il faut faire « quelque chose », mais ne savent pas toujours quoi ni comment… Vous allez donner du poids à votre action. Vous représentez une cause.

C & P : Quelle est cette cause ?

Réponse :
Officiellement, mourir au combat pour accéder au paradis. Mais ce n’est pas le plus important. Bien souvent, les auteurs d’attentats suicides n’ont pas eu une enfance bercée par la religion. Ils ne vivent pas non plus dans la pauvreté. Et ils ne se distinguent pas par des traits psychologiques particuliers : on ne trouve ni dépression, ni tendance suicidaire, ni extraversion prononcée chez ces personnes. C’est peut être choquant, mais ce sont des gens comme vous et moi. C’est leur situation qui est différente. D’après moi, c’est la dynamique du petit groupe qui explique ce type de phénomènes.

C & P : Qu’est-ce qui peut porter des gens « comme vous et moi » à se donner la mort ?

Réponse :
Diverses situations peuvent conduire une personne, sans pour autant qu’elle soit un psychopathe, à donner sa vie pour une cause qui n’est qu’un prétexte (…)

C & P : Est-ce cette logique de lien étroit envers un mentor ou un frère d’armes qui motive les kamikazes ?

Réponse :
De mon point de vue d’anthropologue, et pour les avoir côtoyés de près, c’est effectivement ici qu’ils puisent l’énergie pour mener ce genre d’entreprise. L’aspect religieux, certes, constitue la cause qui fédère ces compagnons dans un premier temps, mais ce qu’ils recherchent, c’est la force du lien. Bien sûr, la règle est de mourir, mais cette règle se prête à leurs désirs, car elle est la marque des groupes vraiment unis, jusque dans la mort. Ce que nous montre le phénomène des attentats-suicides (…) c’est le besoin viscéral, pour une certaine frange de la population de nos sociétés (souvent une population de l’immigration de deuxième, et même de troisième génération, qui n’a pas trouvé ses marques sur nos territoires), de retrouver un lien humain très intense, au niveau du groupe, un lien fondé sur l’amitié et la parenté : songeons que 70 pour cent des djihadistes entrent dans leurs groupes par le biais d’un ami et 20 pour cent par un parent…

Cerveau & Psycho, n° 11, septembre 2005, pp. 12-14