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Publié le 21 Janvier 2008

Un nom impérissable. Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d'Europe Georges Bensoussan

Quand François Mauriac emploie en 1958 le terme de « ressuscitée » pour qualifier la nation juive établie en Israël, il traduit l'idée communément acquise que cet Etat est né de la mort. De l'assassinat des Juifs d'Europe. Comme si Auschwitz était ce Golgotha auquel pensait Edith Stein à l'aube de sa propre mise à mort, et qui est le paroxysme de la douleur. Mais suivi du Salut, la promesse d'une fin qui n'existe pas se réalise ; personne n'est mort pour rien. Les images pieuses en ce domaine sont une analogie privée de réflexion ; le mythe prend le pas sur la réalité, renie les faits et finalement les révise. L'histoire n'est pas une répétition de la Passion du Christ : L'Etat d'Israël existait au moins dans ses structures avant la Shoah et a failli mourir d'elle, puisque la nation juive manquait à l'appel, comme le rappelait Ben Gourion, et il n'a jamais été une compensation à l'expiation d'innocents.


L'essai de Georges Bensoussan repousse les limites de la réflexion de surface ; la lecture d' « Un nom impérissable » est historique, politique, psychanalytique et profondément littéraire. Alliance d'une écriture poignante et d'un regard limpide, l'analyse qu'il donne des rapports entre le sionisme, l'Etat d'Israël et la Shoah fait apparaître des déchirements insoupçonnés.
Des ennemis d'Israël aux historiens israéliens post-sionistes, des accusations similaires émanent : ici on verra dans les guerres de Tsahal des crimes nazis, là on dénoncera une soi disant instrumentalisation de la Shoah par le sionisme nationaliste ; mais ici et là rien ne dit comment, et à quel point, la destruction des Juifs d'Europe a mis en péril la possibilité d'existence d'Israël comme Etat et a continué des décennies durant à le fragiliser de l'intérieur.
« Pour comprendre le processus de naissance de l'Etat juif, il faut remonter (…) à la fin du XIXème siècle au moins. C'est à cette condition que l'on perçoit combien loin d'avoir œuvré à la mise au monde de l'Etat d'Israël, la Shoah en a au contraire sapé les bases. » (p 19). Dire cela, c'est redonner au sionisme sa place dans l'élaboration de l'Etat d'Israël. Un premier coup est porté au négationnisme arabe qui considère le génocide comme « la matrice véritable de l'Etat juif » en « éliminant le lien entre le peuple juif, la terre et la langue qui en est issue » et « en occultant l'histoire de la dhimmitude, (.) un des facteurs clé du ralliement partiel de la jeunesse juive d'Orient au sionisme » (p 21). Consacré au yishouv, la communauté juive installée en Palestine mandataire le premier chapitre souligne les avancées spectaculaires du Foyer national juif. L'hébreu est utilisé quotidiennement dès les années 20, le yishouv fonde des institutions scientifiques (le Technion de Haïfa, l'Université hébraïque de Jérusalem, l'institut Weizman), bâtit des villes, maîtrise les techniques agricoles et manie les armes. Les preuves d'une existence juive ayant en projet la construction d'un Etat sont claires et annoncées. Tout est en œuvre pour aboutir à l'indépendance quand l'Europe verse dans le totalitarisme. Seules 484 000 âmes vivent en Palestine mandataire en 1942. Le sionisme n'a pas convaincu l'immense majorité des Juifs du Vieux Continent qui n'auront jamais le temps, ou les moyens, de fuir. Pour exister dans des conditions qui ne soient ni dictées ni secrètes, il aurait fallu s'exiler de cette terre qui a construit un pan entier du judaïsme, la diaspora. Renoncer à se penser en être de sentiments mais en être politique suppose une implication militante qui ne touchait guère le monde juif occidental, peu conscient d'être désigné par l'ennemi.
Le pressentiment d'une catastrophe européenne existe chez le leader du sionisme révisionniste, Zeev Jabotinsky qui déclare dès 1934 :« En cas de guerre nous ne serions pas le seul peuple à être exterminé mais nous serions le premier à l'être » (p 38 ), suivi par l'historien Ben Zion Dinur convaincu que le nazisme sonne le glas de l'émancipation des Juifs d'Europe. Pour lucide qu'il soit, le mouvement sioniste, parce qu'il est politique et non pas humanitaire, choisit de garder la ligne fixée et maintien le cap sur la création de l'Etat en protégeant d'abord le yishouv (les avancées de l'Afrika Korps de Rommel sont une menace tangible) et en renforçant ses structures pré-étatiques, faisant de la lutte contre l'antisémitisme un combat de seconde zone.
Ben Gourion parlait de donner une « réponse sioniste à la catastrophe », en sauvant ce qui pouvait l'être, notamment les biens meubles et les transferts d'argents. Un accord signé en 1933 entre le Reich et l'Agence Juive a permis de sauver quelques vies et quelques propriétés.
Le rapport à l'ennemi accroît un peu plus les divergences entre les sionistes travaillistes menés par Ben Gourion et les révisionnistes parfois plus enclins au romantisme qu'à l'action politique.
Le chef du Mapaï prend une place importante dans ce livre, l'homme aux yeux secs fait figure de véritable tête politique de la construction d'Israël. Sans être un monstre froid et malgré son mépris mal dissimulé pour le choix de la diaspora, il semble que seule la prise de conscience d'une totale impuissance ait provoqué chez Ben Gourion le choix d'Israël : « Quand l'évènement vous nie radicalement, vous le niez parce qu'il vous détruit. (…) Et pour un projet démiurgique comme le sionisme, l'impuissance constituait in fine le péché majeur ». Incapables d'arracher les Juifs d'Europe à leur sort, quand la seule façon de les sauver aurait été de les convaincre, les sionistes loin de pouvoir se confronter à l'échec s'en distancent.
La guerre prend fin en Europe et se poursuit aux frontières du jeune Etat d'Israël, ne laissant aucune place à la possibilité d'une expression pour le tiers de sa population rescapée des camps en 1949. Mémoire muselée mais mémoire vivante d'âmes abîmées et de corps meurtris qui créée avec les Israéliens de naissance des rapports troubles ou la honte et la culpabilité sont les sentiments les mieux partagés. Honte pour les uns d'avoir été réduits à rien, honte pour les autres de l'incarnation de la « faiblesse juive de diaspora » (p 99), la culpabilité survenant inévitablement ; l'Etat d'Israël vit une réalité sur deux rythmes inversés.
La mémoire de la Shoah prend le pas sur son étude ; les historiens comme les dirigeants politiques s'entendent pour que l'Etat juif seul en écrive l'histoire. Et pour que tout concoure à la volonté de l'émergence d'un homme nouveau, l'axe s'articule autour de l'héroïsme. Cette mémoire élaborée dès les années 50 ignore la résistance spirituelle des orthodoxes, signe supplémentaire s'il en était besoin d'une rupture assumée avec la diaspora. La fidélité au judaïsme talmudique n'est pas comprise comme une façon de se révolter contre tous les silences du monde. Renvoyé à son ancestrale solitude, le peuple juif célébré est celui qui est seul contre tous.
L'analyse d'Hannah Arendt qui tente de considérer le génocide comme partie prenante des totalitarismes du XX ème siècle demeure longtemps peu considérée. Le procès d'Eichmann auquel elle assiste en 1961 à Jérusalem, donne la parole aux « ombres errantes ». Ces « (…) orphelins du monde, (…) engloutis de chagrin qui vivotent au jour le jour entre alcool et solitude » vont témoigner de l'horreur endurée pendant la guerre et après la guerre. Si la capture d'Eichmann a affirmé la puissance nationale d'Israël parce qu'elle place l'Etat juif comme « porte-parole du judaïsme mondial » (p204), son procès l'a perforée car la parole libérée, laisse apparaître les stigmates profonds et l'extrême précarité de ces existences foudroyées. La portée du procès auprès de l'opinion publique est telle que, de « fantôme » le rescapé devient « monument vivant ». Les israéliens se pensent, la Shoah n'est plus une parenthèse inscrite entre l'exil et la renaissance, elle participe à l'histoire familiale qui n'est plus une propagande mais une réalité tangible, incontestable par les faits qui l'écrivent. La judéité des rescapés, leur vulnérabilité, est aussi la leur. Le procès Eichmann aussi pénible soit-il tant les déclarations de l'accusé sont mécaniques, amorce le recouvrement « d'un destin juif que le sionisme avait patiemment enfoui des décennies durant (…) ». p 196
La guerre des Six jours en 1967 et plus encore la guerre de Kippour en 1973 confirment l'impossible oubli de la destruction des Juifs d'Europe. La haine affichée des Etats alentours ne trompe pas les dirigeants sionistes qui n’ignorent rien des entreprises génocidaires de leurs ennemis. La deuxième génération, celle qui pose des questions, ne se défait pas des fantômes mal enfouis, la Shoah plane comme un spectre, et ramène à elle chaque moment présent ; on n'en finit pas de comparer les dirigeants arabes à Hitler, ni de voir dans les ennemis nouveaux « des milliers d'Eichmann. »
Devenue centrale, muée en religion sans Dieu, « transcendance des Juifs sans transcendance » (p18), la Shoah est enracinée dans l'identité israélienne. Témoins les voyages à Auschwitz doloristes et obligatoires depuis les lycéens jusqu'aux généraux de Tsahal. La nature de ce lien qui relit Auschwitz à Jérusalem fait l'objet de l'ultime chapitre de l'essai de Georges Bensoussan : il apparaît comme « politique et moral mais en aucune manière (...) historique ». (p289) Cet essai parce qu'il défait les mythes pour les rendre à l'histoire pose les bases d'une réflexion profonde, et sa lecture oxygène l'esprit pour qui veut comprendre les mécanismes de construction de la mémoire et de l'identité nationale autour d'un évènement qui ne peut s'inscrire que comme une césure.
Partagée entre l'urgence de l'oubli et la peur de l'oubli, la société israélienne est persuadée aujourd'hui que seul le hasard de l'histoire lui a épargné « la même mort de chien » que les Juifs d'Europe (p293). Renouer avec la diaspora, faire sienne l'histoire du judaïsme européen, c'est promener sur le monde un regard perpétuellement inquiet, celui là même qui fait écrire à l'auteur : « C'est de l'homme et de lui seul qu'il faudrait se garder tant ses capacités d'infliger le mal à son semblable sont infinies ». C'est pourtant avec cette humanité sidérante que nous devons composer, celle qui succombe à ses pulsions de mort et crie avec Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? ».
Stéphanie Dassa