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Publié le 12 Juillet 2006

Une Histoire des juifs de Pologne. Religion, culture, politique Par Henri Minczeles (*)

Bien connu dans la communauté juive de France, notamment parmi les amoureux de la mamé loshn et de la yiddishkeit, Henri Minczeles, animateur de la Biblithèque Medem, est un papivore, un dévoreur de livres doublé d’un chercheur opiniâtre. D’où une culture prodigieuse et une connaissance fine des questions qui le passionnent depuis toujours. Et, loin de garder pour lui ce savoir encyclopédique, il nous en fait régulièrement profiter en publiant de remarquables travaux. En témoignent ses deux ouvrages pionniers sur Vilna (1) et sur le Bund (2).


Avec la monumentale histoire des Juifs de Pologne qu’il vient de publier, c’est le troisième volet très attendu d’un triptyque logique qui nous est proposé. Pour notre plus grand plaisir. À lire Minczeles, on réalise que l’histoire mouvementée et captivante du judaïsme polonais est inséparable de celle de ce pays à la destinée si tortueuse et si douloureuse, Po-Lin (« Ici, repose-toi, en hébreu, selon une légende), la Pologne.
S’il balaye d’un trait de plume, l’épisode des Khazars considéré comme « peu crédible », Minczeles, qui convient que « la datation de la venue des premiers Juifs en Europe orientale et particulièrement sur les terres polonaises pose problème, car il n’existe pas de documents avant le VIIème ou le VIIIème siècle », note que la présence juive est au moins attestée au Xème siècle, notamment par le récit d’un voyageur juif, Ibrahim ibn Iakub. Quelques siècles plus tard, un marchand juif du nom de Lewko fait fortune grâce à Casimir le Grand qui lui confie le fermage des mines de sel de Wieliczka et l’Hôtel des Monnaies. Petit à petit, les contours d’une communauté juive se dessinent et, jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, les Juifs, protégés par les princes, ont toutefois un statut de servi cameroe, c’est-à-dire de propriété des seigneurs polonais.
Tandis que les Jagellon succèdent aux Piast, la communauté juive polonaise se renforce. En 1400, elle représente 0,6% de la population totale, entre 10 000 et 20 000 âmes. La Pologne, en ce Moyen Âge « en dents de scie », se révèle être pour les Juifs une terre d’accueil ambiguë. D’un côté, la clause infamante De non tolerandis judaeis, de l’autre, des privilèges qui réglementent la présence juive dans le pays. Mais, entre deux maux, il faut savoir choisir le moindre et Moshe Isserles n’hésitera pas à affirmer « qu’il est préférable de vivre avec du pain sec et la paix en Pologne que de connaître de meilleures conditions de vie dans des lieux plus dangereux pour les Juifs ». Et, de fait, venant d’Italie, de Bohême-Moravie, de Bavière, d’Espagne et de Crimée, des Juifs affluent vers cette « Terre de la Grande Promesse ».
La Pologne, au gré des conflits et des appétits des souverains et des conquérants, est un État fluctuant. Lorsque se crée le « Commonwealth polono-lituanien », elle comporte 7 à 8 millions d’habitants répartis sur plus de 650 000 kilomètres carrés. C’est l’âge d’or du règne de Vytautas le Grand dont la garde personnelle est composée de karaïtes et qui voit fleurir les yichouvnikes, paysans juifs en milieu chrétien. Le 1er juillet 1569, l’Union perpétuelle de Lublin est scellée. L’ensemble lituanien-polonais est alors l’État le plus étendu d’Europe : 850 000 kilomètres carrés et 8 millions d’habitants. Les Juifs, avec 300 000 âmes sont désormais 2% du total. Avec, en filigrane, les contours d’un accroissement démographique à venir car la natalité, chez les Juifs est plus forte que chez les chrétiens. De fait, un siècle plus tard, ils constitueront 5% de la population.
Comme partout en Europe, le XVIème siècle est celui de la Renaissance. Les joutes intellectuelles atteignent le monde juif. Se substituant à Cracovie, Varsovie devient, en 1596, la capitale du pays. L’accroissement démographique et l’implication de plus en plus marquée des Juifs entraînent une certaine jalousie qui va jusqu’à la hargne antisémite meurtrière. Des pogromes éclatent régulièrement. Voici venu le temps de l’ataman Bogdan Chmielnicki, le terrible chef cosaque massacreur de Juifs. Voici venu aussi le temps des invasions : invasion russe et invasion suédoise. Les Juifs paient un lourd tribut à ce « Déluge » : 50 000 morts soit près de 30% de la population.
Envers et contre tout, la communauté s’organise et se renforce. Et même si, un peu rudement peut-être, Henri Minczeles qualifie le Kahal de « système aristocratique, oligarchique, censitaire et élitiste » dont certains dirigeants étaient des « profiteurs, des ploutocrates, voire des tyrans locaux », il eut le grand mérite d’exister et de mettre sur pied les éléments pratiques d’une vie juive au quotidien. Le Vaad arba aratsot ( Conseil des quatre pays) et le Vaad Ha-Médina dè Lita ( Lituanie), sont les témoins d’une véritable autonomie juive en diaspora. En 1648, les deux Vaad regroupent 115 agglomérations pour 300 000 individus (92 000 familles), représentés par 1500 électeurs.
Un siècle plus tard, hélas, le 2 janvier 1765, que la Pologne entre dans l’ « époque des Lumières » et alors que les Juifs sont 550 000 en Pologne et 200 000 en Lituanie, que cette communauté représente 60% du judaïsme mondial, que les Juifs, dans certaines bourgades, forment de 70 à 90% de la population totale, les assemblées juives sont dissoutes par le pouvoir qui parle de « régénérer » les Juifs.
Au faite de sa gloire, la Pologne ne se doute pas qu’elle est à la veille d’une catastrophe nationale, le démembrement. Trois empires annexionnistes la guettent. La Prusse-Allemagne, l’Autriche et la Russie. Malgré l’insurrection nationale du 24 mars 1794 dirigée par le comte Ignacy Potocki, le chanoine Kollataj et Tadeusz Kosciuszko, à laquelle se joignirent les 500 hommes du régiment juif de cavalerie légère sous les ordres de Berek Joselewicz, la Pologne devient une « simple expression géographique ». De 1795 à 1914, la Pologne disparait comme État indépendant. Dès lors, les Juifs, minoritaires dans un pays phagocyté, connurent des heures difficiles tout en s’ouvrant au monde moderne. « Napoléon, qui n’avait cure des Juifs, raconte Minczeles, les isola par un décret royal en ne leur accordant aucun droit. Ils ne purent exercer la moindre fonction publique ». Quant à Catherine II, elle « créa pour les Juifs une zone de résidence ». Le Rayon, un immense ghetto de près d’un million de Km2 était né.
C’est dans ces conditions que naissent et se développent le hassidisme du Baal Shem Tov et la théorie de ses opposants, les mitnagdim, adeptes du Gaon de Vilna ou encore le Musar d’Israël Salanter qui, en 1848, lors d’une épidémie de choléra, décréta un Pikouah Nefesh, autorisant les Juifs à ne pas jeûner pour Kippour. Un prolétariat juif est en train de naître avec la création du Bund, le parti ouvrier juif, tandis que le sionisme montre le bout de son nez avec Kalisher et Hess ou encore le parti Mizrahi. La haskala est en marche et le judaïsme polonais en mutation constante. En témoigne, lors d’une manifestation contre le tsarisme, en 1861, le fait que trois rabbins défilent derrière le drapeau polonais. Avec, hélas, en contrepartie, l’enrôlement forcé dans l’armée russe, des jeunes Juifs, les « cantonistes ». Dans un tout autre domaine, la presse yiddish se développe.
Hélas, contrairement à toute attente, ce qui semble être une ère d’or cache en réalité le début de la fin du judaïsme polonais. Un dignitaire du régime, Constantin Petrovitch Pobiedonostsev déclare froidement : « Un tiers des Juifs émigrera, un tiers se convertira et un tiers périra ». Et, de fait, l’attrait pour l’Amérique, la « Goldènè Médiné » et, dans une moindre part, pour la Palestine, se fait irrépressible. 1882 et 1905 marquent l’époque des grandes migrations. Mais les grandes catastrophes, on le sait, sont à venir. La Première guerre mondiale et, bien évidemment, la catastrophe de la Shoah. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, et malgré l’exode, malgré le numerus clausus et la misère sociale, la communauté juive de Pologne est la plus importante d’Europe : 3 460 000 personnes. De grandes villes comme Pinsk, Grodno, Brest-Litovsk ou Bialystock, sont majoritairement juives.
À la dictature de Jozef Pilsudski succède celle des colonels. Pour les Juifs, paradoxalement, c’est un « âge d’or dans un contexte d’angoisse permanente ».
Le glas de la communauté va sonner lorsque, le 1er septembre 1939, sans déclaration de guerre, les troupes allemandes envahissent la Pologne. On connaît l’horrible suite. La déportation et les camps de la mort, le massacre programmé de tout un peuple. On ne suivra pas Minczeles dans son appréciation de l’attitude des Juifs américains et des Juifs de Palestine aux heures sombres de la Shoah quand il affirme : « Les Juifs américains, dont les racines étaient pourtant en grande partie polonaises, furent à la fois timorés et impuissants. Le yichouv ne vint guère en aide à ses frères juifs condamnés en Europe ». C’est faire peu de cas de l’action exemplaire du chef de la Haganah, Eliahou Golomb, qui proposa aux Anglais de parachuter en Pologne et en Hongrie, des agents juifs afin d’organiser une forme de résistance. Deux cents cinquante volontaires juifs palestiniens furent formés en Égypte dont trente-deux retenus pour des missions. Parmi eux, Hannah Szenes. C’est peu, certes, mais alors que l’État d’Israël n’était pas encore né, le ychouv pouvait-il faire plus ?
En 1989, il n’y avait plus que quelques milliers de Juifs en Pologne. Les descendants des Juifs de Po-Lin ont essaimé dans le monde entier et sont aujourd’hui quelque huit millions d’individus. « Une longue page est tournée ».
De nombreuses cartes, des tableaux, des statistiques et un glossaire agrémentent cet ouvrage très intéressant qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions La Découverte. Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Mai 2006. 372 pages. 24€
Notes :
(1) Vilna, Wilno, Vilnius. La Jérusalem de Lituanie. Éditions La Découverte. 1993 et 1999.
(2) Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif. Éditions Denoël. 1993 et 1999.