Tout commence pour Victor Grayewski à Cracovie, l’ancienne capitale de la Pologne. C’est là que naît, le 29 juillet 1925, Victor Spielman. Elève peu motivé, il est néanmoins admis au lycée. Nous sommes en 1939. La Guerre menace. Sur les conseils d’un ami, la famille rejoint Lvov puis Rovno à la frontière soviétique. Arrêtés par les Russes qui les soupçonnent de collaboration avec les Allemands, les Spielman sont déportés à Nuzhyary, en Sibérie. Pour gagner sa subsistance, Abraham, le père de Victor et son épouse, chargent et déchargent des troncs d’arbre. Le jeune homme les aide de son mieux. De là, ils se retrouvent à Alma Ata, au Kazakhstan, près de la Chine. Ces années d’errance et de misère marquées par la faim et la maladie vont forger le caractère du jeune Victor. Il faut attendre juillet 1945 pour retourner enfin au pays natal. « Le spectacle qu’il découvre est, hélas, l’abomination et la désolation. Il ne reste, après la Shoah, que cendre et poussière. Ici, le navire de l’humanité a sombré ». Toute la famille Spielman, trente-deux personnes, restée sur place a été exterminée. La terreur nationaliste polonaise prend le relais et ce sont de nouveaux massacres dont celui de Kielce, le 4 juillet 1946. C’en est trop. La majorité des rescapés juifs de Pologne choisissent d’émigrer en Israël. La propre sœur de Victor s’installe à Tel Aviv. Lui reste à Varsovie et, pour poursuivre ses études à l’université et trouver un emploi, il n’a pas d’autre choix que de prendre sa carte du parti communiste et… changer de patronyme. Victor Grayewsky est né. Il a vingt-et-un ans et décroche un poste de journaliste à la PAP, l’agence de presse nationale. Au passage, il épouse Janina, une Juive polonaise, dont il va avoir une fille Anna et qu’il quittera en 1955. Désormais seul et bien que peu tenté par l’aventure sioniste, il a envie de revoir sa sœur et ses parents qui vivent en Israël. Contre toute attente, il est autorisé à le faire par sa hiérarchie. En Israël, c’est la surprise : un pays jeune, dynamique où tout le monde parle hébreu. « Victor réalise qu’Israël est très agréable à vivre et que les possibilités de réussite semblent variées. Quel contraste avec les pays communistes… ».
Il faut néanmoins rentrer en Pologne, mais sa décision est prise. Il en fait part à sa famille avant son départ : « Ce voyage m’a fait beaucoup de bien. Je me trouve dans l’obligation de retourner en Pologne, mais je vous promets de revenir l’année prochaine et cette fois-ci, définitivement. Ma place est ici, près de vous. Mon avenir est en Israël ». A Varsovie, il se remarie avec Vera, Juive polonaise, elle aussi. Un fils, Marek, puis un nouveau divorce.
Désormais membre de la direction du parti communiste polonais, Victor est chargé d’organiser un festival mondial de la jeunesse démocratique. Une traversée de la mer Noire sur le Krasnaïa Zvezda est prévue dans le programme. C’est là qu’il fait la connaissance de Lucja Baranovsky, épouse du vice Premier ministre polonais. La grande aventure commence. Amour et espionnage. Victor et Lucja rejoignent Moscou en train avant de retourner à Varsovie. Nous sommes en janvier 1956 et Nikita Krouchtchev , à la tribune du Kremlin, lors du XXème Congrès du parti, a prononcé son fameux réquisitoire sur le « culte de la personnalité ». Mais qu’a-t-il dit exactement ? Tous les services secrets sont sur le qui-vive. La CIA est prête à verser un million de dollars à celui qui lui remettra ce discours. Le culot et un brin de chance, l’imprudence aussi de Lucja, vont mettre le précieux document sous le nez de Victor Grayewsky. Il détient désormais un document original, authentique, explosif et exclusif ! Excité et angoissé, il se demande : que faire de cette véritable bombe à retardement ? Très vite, sa décision est prise : c’est au gouvernement d’Israël qu’il destine son trophée. Par le canal de la mission diplomatique, les 58 pages photocopiées parviendront en haut lieu, chez David Ben Gourion et, par le biais de la valise diplomatique, à l’ambassade d’Israël à Washington. James Angleton, chef du contre-espionnage de la CIA en est le récipiendaire suivant qui le communique à Allen Dulles. Le fameux discours sera examiné par le président Eisenhower avant d’être rendu public.
C’est le début d’une longue carrière pour Victor Grayewsky qui, recruté par le Shin Beit, acceptera de jouer la taupe du KGB au sein du ministère israélien des Affaires étrangères. Les arcanes de l’espionnage soviétique qui a placé une foule d’agents en Israël, notamment sous couvert d’activités religieuses, nous sont ainsi dévoilées par le menu.
Un livre original et haletant.
Jean-Pierre Allali
(*) Editions Alphée/Jean-Paul Bertrand. Monaco. Mars 2008. 300 pages. 19,90 euros.