Pour Bensoussan, le pays lointain et perdu, la matrice, la madeleine, c’est l’Algérie, Aldjezar, qu’il a quittée en 1963 pour le Nord breton qui ressemble un peu, en hiver, à la Laponie. Dans son truculent Dans la véranda (1), il évoquait l’Alger de son enfance, « Alger, Alger… », que chantait l’incomparable Lili Boniche. Il y revient, toujours et encore, avec son nouveau livre.
Au fil des pages, les souvenirs remontent du passé : la voix chantonnante de sa mère, le débarquement des Alliés à Sidi-Ferruch le 8 novembre 1942, quand on allait se calfeutrer dans l’immeuble de la rue Danton pendant les bombardements. Une fois l’alerte passée, on remerciait le ciel en arabe et plus particulièrement Rabbi Shim’on Bar-Yo’haï : « Ah Rab ya Sidi ». Le père, lui, préférait réciter les psaumes du Téhilim en hébreu.
Et le débarquement des Alliés et toute cette troupe de jeunes résistants juifs en herbe conduits par José Aboulker, dévalant la plage aux sables d’or pour accueillir les libérateurs anglo-américains
Ah, ces chabbats d’Alger en compagnie de la grand-mère Lalla Sultana et la promenade sur le boulevard front de mer en compagnie du père admiré le samedi après-midi. Et Hanoucca et toutes les autres fêtes. Et la prière de la lune, la « Birkat Halevana ». « Ce soir-là, mon père montait sur la terrasse, toujours cette fameuse terrasse de ses piétés, en somme une succursale du Temple, moi lui donnant la main, depuis ma petite enfance jusqu’à l’adolescence, et même à l’âge adulte et déjà professeur au lycée Bugeaud ; oui, toujours je l’accompagnais sur la terrasse de chez nous, tous deux coiffés du béret et ouvrant le petit calendrier du rabbin Dadouche où était écrite la prière à la lune ». Et les mariages où la voix douce de Monsieur Sebaoun se mêlait à celle, toute en trémolos de Monsieur Zécri, celle suraiguë de Julien Zénouda, celle du rabbin Aaron Molina parfumée à la pastille Valda, tandis que du côté des femmes, la soprano Ida Doneddu prêtait sa voix céleste.
« Elevé dans un milieu traditionnel qui n’oblitérait pas ses racines, mais au contraire les choyait et les exaltait, quoique sans ostentation, en les réservant au secret du logis, je crois pouvoir dire que le milieu ambiant du judaïsme algérien était fait d’harmonie et rassurait contre tous les périls du monde extérieur ».
Hélas, tout ce monde est aujourd’hui disparu. Comme le disait la mère de l’auteur en judéo-arabe, « Rbi met ou sla ta’hat », « Le rabbin, il est mort et le temple il est tombé ». C’est désormais le temps de l’exil.
« Etre en exil, c’est faire son deuil : deuil de son pays natal, mais oui, bien sûr, deuil de son enfance, deuil du bonheur disparu, deuil de la cave enfumée comme un cocon, deuil de ses parents, deuil des jupes de maman et de la main bénissante de papa, deuil de ceux qu’on a aimés , deuil des enfants qu’on n’a pas eus, deuil de ceux qui vous ont fait vivre, de ce qui vous a fait survivre, et, aujourd’hui, deuil de l’Algérie ».
Que reste-t-il de tout cela ? Il en reste, en tous cas une part essentielle en Israël où une partie de la famille de l’auteur a décidé de vivre.
En Israël, en effet, à Netanya, notamment, dans le pays des Juifs, devenus désormais, selon Léon Askénazi, des Hébreux, les anciens d’Algérie, nostalgiques à l’infini, tentent de rebâtir à l’identique la vie d’avant, la vie de là-bas, dis…Oui, aussi étonnant que cela puisse paraître, à Netanya, « le kahal algérois tout entier s’est reconstitué. Et même ceux qui n’étaient plus là avaient leur nom inscrit dans la mémoire ». Ici, on a rebâti le Grand Temple d’Alger de la rue de Dijon et on croirait, en fermant les yeux, entendre à nouveau le guizbar, Martin Zénouda et celle des rabbanim Bar Chechet et Semah Duran.
« Cette mémoire que je déroule ici sous diverses évocations et avec une même ferveur, à la façon des bandelettes d’une momie », nous confie Bensoussan, c’est aussi une mémoire conservée dans « du ruban de soie qui, en les emmaillotant, soude les deux pivots du rouleau de la Torah ».
Comme toujours, dans ses ouvrages, Albert Bensoussan, jongle avec les mots, avec les lettres, avec l’hébreu comme avec le français ou l’espagnol. Parallèlement à cette émouvante évocation du passé, une réflexion sensible sur l’Israël d’aujourd’hui traverse le livre « Israël existe, a été rétabli depuis soixante ans en sa demeure et les Hébreux y ont retrouvé leur âme ».
Un régal.
Jean-Pierre Allali
(*) Editions L’Harmattan. Mai 2008. 188 pages. 18,50 euros
(1) Editions Al Manar. 2007. Voir notre recension du 26-08-08