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« Les victoires d’Israël sur l’esprit du mal »
On peut avancer sans grand risque que la plupart des visiteurs de la Sixtine n’y prêtent guère attention, captivés par Le Jugement dernier et par le plafond, œuvres de Michel-Ange bien plus célèbres. Il semblerait que nombre d’historiens de la Renaissance n’aient pas été plus attentifs, car ces fresques n’ont guère été commentées. Giorgio Vasari (1511-1574) s’étonnait de ces « caprices extraordinaires et nouveaux » – ce qui n’éclaire pas son lecteur. Plus tard, ceux qui y jetaient un œil notaient juste que Michel-Ange avait représenté là des scènes domestiques – mères nourrissant leurs enfants ou se peignant, hommes lisant ou semblant plongés dans la réflexion ou le songe. L’un des seuls observateurs qui fassent exception est l’écrivain Emile Zola, qui vit en 1896 dans ces scènes « les victoires d’Israël sur l’esprit du mal ».
Ce qui est partiellement vrai, partiellement faux. Vrai, car il s’agit en effet d’Israël, des juifs, de l’Ancien Testament. Faut, car ce ne sont pas des « victoires » qui sont peintes, mais la condition des juifs dans la Rome du XVIe siècle et, plus généralement, au sein du christianisme de cette époque, qui est aussi celle de la Réforme.
Le jaune, couleur associée au judaïsme
L’analyse que propose l’historien de l’art italien Giovanni Careri est convaincante : dans son livre La Torpeur des Ancêtres (Ed. EHESS, 2013), il développe une nouvelle interprétation du travail de Michel-Ange. Cette femme, donc, pourquoi découpe-t-elle du tissu ? Parce qu’il était interdit aux femmes de la communauté juive de Rome de confectionner des habits nouveaux, elles devaient réemployer des habits usagés : autrement dit, être des chiffonnières. Pourquoi sa jupe est-elle jaune ? Parce que cette couleur était associée au judaïsme, ce qui se vérifie dans plusieurs autres scènes où apparaissent manteaux et brassards du même jaune. Profils caricaturaux, allusion à l’activité d’usurier : Michel-Ange reprend à son compte plusieurs stéréotypes de l’antisémitisme que diffusent alors, en Europe du Nord plus qu’en Italie, gravures et almanachs.
Source: http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/01/30/les-juifs-de-michel-ange_4357297_3246.html
Mais l’analyse ne s’en tient pas à l’inventaire de ces signes infamants. Deux autres caractéristiques se retrouvent d’une fresque à l’autre. La première est l’abondance des activités triviales liées aux fonctions organiques, de la grossesse à l’allaitement et au sommeil. Les corps sont affaissés, les postures immobiles et sans énergie. De là le mot de « torpeur », employé par Careri. En se fondant sur de nombreux textes, il montre que cette pesanteur est celle qui, selon l’Eglise, aurait interdit aux juifs d’accéder à la révélation chrétienne ; enfermés dans leur religion, ils auraient refusé d’en sortir pour accéder à celle qui serait seule vraie… Lire la suite.