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Eminent germaniste et auteur d'ouvrages de référence sur l'histoire culturelle de l'Allemagne et de l'Autriche, Jacques Le Rider reprend l'expression pour décrire ce que fut cette même attitude chez les juifs viennois de cette période.
A partir de 1850 et pendant trois décennies, les juifs de toute la Mitteleuropa affluèrent à Vienne. L'empire des Habsbourg leur avait accordé les droits de commercer librement. Détachés des servitudes de la religion, ils adoptèrent les idéaux du libéralisme. Puis, autour des années 1873-1890, avec la crise économique et la montée en puissance d'un antisémitisme d'autant plus virulent que les juifs urbanisés étaient devenus invisibles à force d'assimilation, un tournant s'amorça. Les fils des anciens négociants, soutenus par leurs familles, renoncèrent au commerce pour devenir écrivains, journalistes, médecins, musiciens, savants. Ce fut leur "belle époque", subtilement racontée par Le Rider.
Ces juifs-là firent de la Vienne des années 1900 le creuset de toutes les angoisses d'une classe patricienne habitée par la certitude de son déclin. Convaincus d'être à l'avant-garde d'un rêve non encore réalisé - celle d'une Europe où se dissoudraient les nationalités -, ils firent briller de mille feux les facettes de leur identité introuvable. D'où la recherche permanente d'un futur dont la réalité se projetterait dans le passé : rationalité scientifique et restauration des grands mythes grecs chez Sigmund Freud (psychanalyse), quête d'une terre promise ancestrale capable de rénover l'identité juive chez Nathan Birnbaum et Theodor Herzl (sionisme politique et sionisme culturel) ; fantasme d'une "Vienne rouge" antilibérale chez Victor Adler et Otto Bauer (socialisme) ; adoption d'un idéal de destruction et de reconstruction satirique de la langue allemande chez Karl Kraus ; nostalgie d'une fusion des Lumières françaises et de l'Aufklärung allemande chez Stefan Zweig ; affirmation d'une esthétique romanesque juive et autrichienne chez Arthur Schnitzler ; et enfin élaboration d'un nouveau formalisme musical avec Gustav Mahler et Arnold Schoenberg. Tous ces juifs qui n'étaient plus juifs recherchaient dans les mots, dans l'art, dans la littérature, la face cachée d'une utopie capable de succéder à l'agonie d'un monde dont ils se savaient les principaux acteurs.
Un monde en pleine mutation
A travers ces portraits, Le Rider décrit les variantes les plus complexes de cette identité juive viennoise qui ne cessa de se métamorphoser entre 1873 et 1914 : "Un juif viennois assimilé est autant un Viennois qu'un juif, il est un "homme sans qualités" au sens ironique que Robert Musil donne à cette expression lorsqu'il souligne dans le célèbre chapitre VIII de son livre intitulé "La Cacanie" que chaque individu a au moins neuf caractères : un caractère de classe, un caractère sexuel, un caractère national, un caractère politique, un caractère géographique, un caractère conscient, un inconscient et peut-être même un caractère privé."
En se pensant juifs dans un monde en pleine mutation, ces intellectuels, qui avaient rejeté les illusions de leurs pères, tentaient ainsi d'échapper au "nouveau code culturel" de l'antisémitisme autrichien, qui les désignait comme une "race" et les contraignait à exister comme une communauté dont ils ne voulaient plus. Chacun à leur manière, ils adoptèrent différentes façons d'être ou de ne plus être juifs : conversion, reniement, haine de soi, suicide, ou au contraire affirmation d'une judéité universelle, déliée de toute appartenance, ou encore retour à l'idéal communautaire.
Dans un bel épilogue, Le Rider évoque les deux morts de cette Vienne juive de la Belle Epoque : une première fois après la chute de l'empire des Habsbourg, en 1918, qui la réduisit à une métropole provinciale, puis une seconde, en 1938, lors de l'Anschluss, l'annexion de l'Autriche par le IIIe Reich. A cette date, Freud était encore là pour quelques semaines, dernier vestige de la splendeur d'une ville où l'antisémitisme avait cessé d'être un code culturel pour devenir le vecteur d'une extermination.
Le monde d'hier, cher à Stefan Zweig, était réduit à néant.
Extrait :
"A la fin du Monde d'hier, Stefan Zweig consacre quelques pages poignantes à représenter la fatale confusion des identités nationales dont les juifs viennois en exil furent les victimes. Dans ses rêves cosmopolites, il s'était naguère imaginé le bonheur d'être "sans nationalité, de n'avoir aucune obligation envers aucun Etat et ainsi d'appartenir indistinctement à tous". Mais depuis la déclaration de guerre, les Autrichiens réfugiés en Angleterre étaient considérés comme des Allemands. Stefan Zweig était devenu un "enemy alien". Pouvait-on imaginer situation plus absurde que celle d'un homme qui, repoussé depuis longtemps d'Allemagne en raison de sa "race" et de sa manière de penser, avait été stigmatisé comme anti-allemand, et qui, en Angleterre, était forcé d'adhérer à une communauté à laquelle, en sa qualité d'Autrichien, il n'avait jamais appartenu ? Dans ces moments de détresse, le juif viennois en errance ne parle plus que d'une patrie : l'Europe."
Les Juifs viennois à la Belle Epoque (1867-1914), de Jacques Le Rider, Albin Michel, 354 p., 24 €.
Source: http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/01/03/juifs-de-la-vienne-fin-de-siecle_1812451_3260.html