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Publié le 27 Mai 2013

Non, l'impossible retour au roman d'André Malraux

Par Jeannine Hayat, critique littéraire

 

Les noyers de l'Altenburg, ouvrage de Malraux publié en Suisse en 1943, est le dernier roman d'une liste prestigieuse comprenant notamment La condition humaine, prix Goncourt 1933. Comment expliquer qu'après la guerre, Malraux ait relégué le roman parmi les genres littéraires sans avenir ?

Le 16 août 1945, André Malraux, colonel de la Résistance intérieure, devenait conseiller technique à la Culture au cabinet du général de Gaulle. Ce fut le début d'une longue carrière politique, qui devait profondément modifier son inspiration littéraire.

Le poids de ses fonctions officielles a accéléré sa désaffection pour la fiction. Son goût pour l'histoire de l'art l'a entraîné vers de nouvelles aventures éditoriales. Enfin, après les menaces et les destructions nazies, à l'imitation de De Gaulle, Malraux a choisi d'exprimer son idée de la France dans des mémoires d'État, genre à la noblesse indiscutable.

Pourtant, le désintérêt malrucien pour la fiction romanesque n'était pas destiné à demeurer définitif. L'édition savante des notes préparatoires à Non, roman inachevé sur la Résistance, confirme qu'en 1971, Malraux a remis sur le métier un ancien projet de fiction remontant aux années de guerre. Cette œuvre, qui aurait célébré la grandeur du sacrifice des plus humbles, Malraux l'a portée en lui longtemps, sans jamais parvenir à lui trouver une forme définitive. De quelle nature était l'obstacle qui semble l'avoir ralenti ?

 

En 1973, au moment de l'inauguration d'un monument à la mémoire des Résistants, il avait sans doute à l'esprit son manuscrit en chantier lorsqu'il déclarait "Le mot Non, fermement opposé à la force, possède une puissance mystérieuse qui vient du fond des siècles". Malheureusement ce mot, tellement définitif et intimidant, a inhibé l'écrivain plus qu'il ne l'a inspiré. Après le succès des Antimémoires, ses lecteurs attendaient de lui qu'il repense le roman. En vain.

 

Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle, les éditeurs scientifiques des Cahiers de la nrf consacrés à Malraux, ont ouvert les deux dossiers des ébauches de Non : ils comportent plusieurs scènes très élaborées. Trois parties devaient permettre au lecteur de découvrir la Résistance d'abord à Paris, puis au maquis et enfin dans les rangs de la Brigade Alsace-Lorraine. Innovation importante dans ces brouillons : les femmes sont valorisées comme de véritables combattantes.

 

Les premiers fragments du texte rappellent la passion de Jeanne d'Arc pour le peuple français. La guerrière hardie, symbole aux yeux de Malraux d'une jeunesse vaillante et fraternelle, annonce des portraits qui ne cantonneront pas les personnages féminins dans des rôles d'auxiliaires médicales. L'habituel style malrucien, péremptoire et oraculaire, fait merveille pour révéler l'audace morale des Résistantes.

 

Grandeur d'âme, noblesse de cœur, courage, les héroïnes de Non sont dotées des qualités habituellement considérées comme viriles. Les femmes qui accueillaient chez elles un poste émetteur clandestin acceptaient leur éventuelle arrestation en toute simplicité.

 

Malraux campe deux silhouettes de femmes dans cette situation. L'une est socialement favorisée, l'autre pas ; mais l'une et l'autre sont des figures héroïques de la France. La première se nomme Tatouche. C'est une femme belle et riche, habituée au luxe ; elle est morte à Ravensbrück après avoir accepté sans cérémonie d'aider un neveu, parachuté de Londres. L'autre personnage de femme juste, la tante Marie, modestement logée dans une H.L.M., assume tout aussi spontanément que Tatouche le dangereux appareil de son neveu Gardet, et connaît aussi l'horrible destin des déportées.

S'il avait continué à développer son récit sur ces sommets, tout en insufflant de la vie à ses personnages, Malraux aurait renouvelé le roman engagé. Mais il est significatif que ce thème d'une fraternité de la guerre permettant d'unir les femmes de la haute société aux petites blanchisseuses soit également repérable dans un bref texte malrucien sur l'Ordre de la Libération, datant de 1971. En réalité, les personnages de Non sont demeurés à l'état d'ébauche, car ils incarnent des idées.

 

D'autres femmes du peuple sont célébrées dans Non. Après la mort d'un groupe de maquisards tués par les Allemands, les femmes en noir du maquis limousin font leur apparition spectrale. L'enterrement des Résistants, à l'aube, dans le cimetière d'un village est une scène tragique à laquelle les villageoises savent donner une dimension mystique, "chacune, debout sur la tombe de sa famille."

 

Cette vision hallucinée est familière à ceux qui ont écouté le magistral discours de Malraux prononcé lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. Dès le début de son oraison, Malraux avait convoqué les femmes de Corrèze et la garde funèbre qu'elles constituaient pour escorter les morts de la Résistance. Là encore, ces personnages féminins sont trop proches du mythe pour animer un récit crédible.

 

Le lecteur trouvera à la fin de Non oraisons et discours sur la Résistance. Placés ainsi dans une relation spéculaire avec les ébauches malruciennes, ils acquièrent une intensité saisissante. La vision lyrique malrucienne de l'histoire était peu compatible avec le déploiement d'un récit. D'ailleurs, après la mort de Montherlant et de Bernanos, romanciers que Malraux admirait entre tous, était-il psychologiquement envisageable pour lui de faire la démonstration de la modernité du roman ?

 

Les brouillons malruciens de Non sont intéressants en ce qu'ils posent implicitement, à la fin du XXe siècle, la question de la vitalité du roman. À quelles conditions ce genre, dont la mort a été annoncée à plusieurs reprises, pourra-t-il se renouveler ? Malraux a échoué dans son projet, mais l'étude détaillée de Non fournit un ensemble de pistes pour réfléchir à ce problème récurrent et pour réévaluer les priorités de son œuvre.

 

André Malraux, Non, Fragments d'un roman sur la Résistance, collection Les cahiers de la nrf, Gallimard, mars 2013.

 

Source : http://www.huffingtonpost.fr/jeannine-hayat/non-fragments-dun-roman-sur-la-resistance_b_3332583.html