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Le changement, ça n'est pas maintenant, c'est ailleurs. C'est à la découverte de cet ailleurs juif ignoré, oublié, et pourtant si proche, mais si exigeant que Trigano nous invite
Cette recherche, autant philosophique que politique, Trigano l'a menée à la fois dans ses ouvrages autant que dans la multitude de travaux, lieux de recherche, revues d'investigation intellectuelle, dressant toutes le même constat: l'extraordinaire résistance du sujet juif à la marche du monde, car c'est bien d'un "sujet" qu'il s'agit, acteur de sa propre histoire et rétif aux contraintes imposées par un ordre qui n'accepte pas cette indépendance. Promis mille fois depuis près de trois millénaires à un effacement, voilà que le nom d'Israël a resurgi dans l'histoire politique contemporaine depuis 65 ans. Au grand dam de ses détracteurs, ce nom fait figure de nom de trop, à la fois symbolique et politique. Pour tous ceux qu'Israël insupporte, le travail d'effacement ne pouvait être mené à bien que par une disqualification conceptuelle préalable de son droit. C'est ainsi que la notion même de peuple juif fut mise en cause, au mépris de toutes les catégories qui instruisent le concept de "peuple". S'il y a bien dans l'histoire humaine un agrégat d'êtres humains qui a su résister à toutes les tentatives d'anéantissement physique et symbolique, c'est bien celui qui se reconnait dans l'idée toujours vivante d' appartenance à la notion de "peuple juif". La renaissance de la langue, la perpétuation de la tradition, l'espérance de la souveraineté dans la patrie ancestrale constituent autant d'éléments constitutifs d'appartenance à un même peuple, fut-il dispersé. Trigano remet sur l'ouvrage ces faits, ces évidences que les critiques dévotes de Shlomo Sand et d'Alain Badiou, ne veulent pas entendre, car c'est bien la singularité juive autant que son histoire qui questionnent et mettent en cause les outils conceptuels utilisés pour penser le monde. De Saint Paul à Karl Marx, les essais n'ont pas manqué pour dire ce qui, dans le judaïsme, était insupportable à certains. On aurait pu penser que l'inanité de ces critiques, usées par leur non-pertinence, aurait disparu. Ce conformisme dans l'imprécation obsessionnelle aurait dû s'effacer avec le temps, devant l'échec de ces attitudes. Il faut croire que c'est le goût des idées fausses qui irrigue l'âme humaine tant la délégitimation d'Israël (l'État, autant que le symbole spirituel) rencontre toujours un franc succès. Il faut croire que la pensée magique à un bel avenir, que ce soit à Normale Sup autant qu'à Damas ou à Téhéran.
Pour autant ce dernier essai ne se réduit pas à n'être qu'une riposte contre les détracteurs d'Israël. Bien au contraire, c'est une investigation prospective que Trigano propose pour le peuple juif et pour l'État des juifs et cette prospective se nourrit autant de l'histoire que de la tradition. C'est à partir de ce socle que Trigano questionne les catégories conceptuelles de la modernité : État-nation, souveraineté, démocratie. Pédagogue, il met en confrontation ces objets intellectuels devant leur reflet tiré des sables de la Bible. Pour le non-initié cette lecture permet une confrontation stimulante, car elle met en évidence ce que les Lumières n'avaient pas su penser.
Cette politique du peuple juif est à lire en écho de ce qui en constitue le fondement : "le judaïsme ou l'esprit du monde" (2). Cette grande œuvre de Trigano, somme d'érudition, mettant en relation la Bible et les penseurs juifs confrontés aux développements de la philosophie, d'Aristote à Freud ou de Moïse à Heidegger, constitue le référent obligé de ce présent ouvrage. Dans le moment intellectuel présent qui voit s'effondrer des catégories entières qui constituaient jusqu'alors des pivots incontournables pour penser le genre humain autant que sa place dans le monde, ce texte est bienvenu, car il pense ailleurs que dans l'innovation ravageuse. Au moment de la déconstruction des genres, de la non-distinction entre les sexes, des joies du métissage, de la mondialisation heureuse, de l'abolition des frontières entre l'homme et l'animal, de la procréation médicalement assistée ou de la culture hors sol, ce texte est un rappel à l'ordre du côté des fondements. Bien au contraire son innovation puise aux sources, remonte le temps à l'opposé de la table rase aussi conformiste qu'analphabète de notre modernité. Le changement, ça n'est pas maintenant, c'est ailleurs. C'est à la découverte de cet ailleurs juif ignoré, oublié, et pourtant si proche, mais si exigeant que Trigano nous invite.
Notes :
(1) François Bourin éditeur
(2) Grasset 2011
Source: http://www.huffingtonpost.fr/jacques-tarnero/politique-peuple-juif_b_2581932.html