Il peut paraître étonnant, a priori, qu'un auteur consacre un livre entier à l'étude d'un mot ou d'une expression, à son histoire et à son parcours dans le discours médiatique, littéraire ou politique. Pourtant, la chose est plus courante qu'on peut le penser, notamment dans le monde universitaire. Ainsi, Alice Krieg-Planque a consacré sa thèse, publiée en 2003, à l'histoire de la formule « purification ethnique » et Régine Robin, en son temps, a étudié le champ sémantique du mot « féodalité ».
Enseignant à Sciences Po Paris et chercheur en histoire contemporaine à l'université Paris 1, Sébastien Ledoux a consacré sa thèse, soutenue en 2014, à la formule « devoir de mémoire ». Cela nous vaut un ouvrage aussi documenté qu'intéressant.
Désormais enracinée dans le langage courant, l'expression « devoir de mémoire » a fait son entrée dans le dictionnaire Larousse en 2003.
Dans la reconstitution méthodique de la trajectoire de la formule, véritable archéologie lexicale, Sébastien Ledoux rappelle les apports de personnalités aussi diverses que Serge Barcellini, du secrétariat d' État aux Anciens Combattants, Jean Laurain, ministre des Anciens Combattants et son successeur, Louis Mexandeau, Primo Levi, Henri Rousso, Antoine Prost, Annette Wieviorka, Serge Klarsfeld, Philippe Nemo, Pierre Nora, Michel Noir, Paul Ricoeur, Jean Le Garrec et bien d'autres. Il faut remonter à 1972 pour retrouver les premières occurrences de l'expression sous la plume d'un professeur de littérature, Jean Roudaut et d'un psychanalyste, François Périer.
Le 10 juin 1992, Jean-Marie Cavada consacre son émission « La Marche du Siècle » à la Rafle du Vél d'Hiv et, partant, au « devoir de mémoire ».
Signe des temps : le 11 janvier 1993, une association dénommée « Le devoir de Mémoire » est créée à Paris.
Une forme d'officialisation viendra lors de la session de juin 1993 au baccalauréat. Les élèves de terminale littéraire des académies d'Amiens, Lille, Créteil, Paris, Rouen et Versailles se voient proposer en philosophie le sujet suivant : « Pourquoi y a-t-il un devoir de mémoire ? ». Pour la formule, c'est une sorte de consécration, une « publicisation », selon l'expression de Ledoux.
L'auteur met l'accent sur les réticences de certains à la volonté mémorielle. Ainsi, Jean Kahn ( homonyme d'un président du CRIF), proche de François Mitterrand, conseiller à l'Élysée, fera partie de ceux qui mettront des bâtons dans les roues aux tenants des commémorations. Au passage, l'amitié de François Mitterrand avec René Bousquet et le dépôt de gerbes sur la tombe du maréchal Pétain sont évoqués. En opposition avec le président Mitterrand qui était plus que réservé face à l'idée d'une reconnaissance officielle de la participation de l'État français au génocide des Juifs, Jacques Chirac prononcera le discours que l'on sait, lors de la Commémoration du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1995.
S'il est vrai que le « devoir de mémoire » étudié renvoie le plus souvent à la Shoah et à l'obligation morale de ne jamais oublier l'horreur de l'extermination méthodique et programmée de six millions de Juifs, la véritable concurrence mémorielle qui s'est peu à peu installée dans le pays amène à inclure dans cette expression bon nombre d'autres tragédies.
« Alors que le devoir de mémoire se référait majoritairement à la Shoah jusqu'en 1997, cette association devient ensuite minoritaire dans les usages du terme qui sont associés à d'autres faits historiques ».
Tout d'abord, la Résistance. Puis la Guerre d'Algérie, la traite négrière et l'esclavage, le génocide des Arméniens, les Justes de France ou encore le drame des rapatriés d'Algérie et des harkis.
C'est le temps des lois dites mémorielles. « Pour les parlementaires qui portent ces lois, il s'agit d'instituer des actes de pardon, de réconciliation et de réparations relatifs aux préjudices subis par des groupes vivant sur le territoire français afin de retisser les liens de la communauté nationale, dans le cadre d'une redéfinition du pacte national et de la restauration de son unité ». Arno Klarsfeld, ajoute que « la France est composée de populations diverses qui ont des mémoires meurtries ». Dès lors, on pourra, à ce propos, se demander pourquoi aucune loi n'est venue rappeler la tragédie des Juifs originaires des pays arabes, expulsés de leur terroir ancestral et dont bon nombre vivent désormais en France. L' État d'Israël, lui, après bien des hésitations, a décidé, en 2014, d'instaurer tous les 30 novembre, une « Journée commémorative de l'exil des Juifs originaires des pays arabes et de l'Iran ».
De même les développements sur « l'affaire Pétré-Grenouilleau » auraient pu permettre une référence à la traite négrière « musulmane » souvent passée sous silence.
Avec le temps, d'autres notions font leur apparition, comme le « devoir d'histoire », le « travail de mémoire ». Paul Ricoeur est l'objet d'une controverse et se voit critiqué par Antoine Spire et Alexandra Laignel-Lavastine. Le philosophe dénonce alors une « méchante querelle » et réaffirme son « attachement au devoir de mémoire, qui « en tant qu'impératif de justice, se projette à la façon d'un troisième terme au point de jonction du travail de deuil et du travail de mémoire ».
On notera que Sébastien Ledoux, à plusieurs occasions, met en avant l'action du CRIF et des ses présidents successifs, Jean Kahn, Théo Klein et Henri Hajdenberg.
De nombreux graphiques et histogrammes, qui illustrent bien le discours, sont proposés. On regrettera le corpus un peu trop chargé et omniprésent de notes, qui gênent la lecture, mais c'est la loi de ce genre littéraire.
Reste un travail monumental d'excellente qualité.
Note :
(*) Éditions du CNRS. Janvier 2016. Préface de Pascal Ory. 368 pages. 25 euros.