Jean-Pierre Allali
Les Juifs au Maghreb, À travers leurs chanteurs et musiciens aux XIXème et XXème siècles, par Alain Chaoulli (*)
Spécialiste de la culture juive d’Iran, l’auteur nous présente ici un panorama véritablement exhaustif de la musique judéo-arabo-andalouse des trois pays du Mahgreb : Algérie, Maroc, Tunisie.
Si la déclinaison de très nombreux termes techniques : malouf, nouba, sanaa, msaddar, dardj, btâybi, inçirâf, khlas, hawzi, aroubi, melboun, chaabi, matrouz et tutti quanti, est parfois fastidieuse, la partie la plus intéressante de ce livre est constituée par les biographies des artistes qui ont fait la musique et la chanson juives du Maghreb.
Pour l’Algérie : Blond Blond alias Albert Rouimi (1919-1999), le chanteur albinos imitateur de Maurice Chevalier, Lili (Élie) Boniche (1921-2008), auteur du fameux tube « Alger-Alger » et de l’adaptation de « La Mamma », « Ya Ymma » de Charles Aznavour, Maurice El Médioni (1928), Salim Hallali ( 1920-2005), né dans une famille de boulangers d’un père d’origine turque et d’une mère judéo-berbère. Selon l’auteur, le chanteur a échappé à la déportation allemande grâce au recteur de la mosquée de Paris qui lui aurait fourni un faux certificat d’appartenance à la religion musulmane, Lili Labassi alias Élie Moyal (1897-1969), père du comédien Robert Castel, Cheikh Raymond Leiris (1912-1961), qui mourut assassiné, Line Monty alias Éliane Sarfati (1926-2003), Mouzino alias Saül Durand ( 1865-1928), René Perez ( 1940-2011), Reinette l’Oranaise alias Sultana Daoud (1915-1998), la chanteuse aveugle qui sera couronnée par l’Académie Charles Cros, Saoud l’Oranais alias Messaoud Médioni (1893, 1943), déporté à Sobibor avec son fils âgé de 13 ans, Simone Tamar Allouche (1932, 1982), « la voix d’or de Constantine », Edmond Nathan Yafil alias Yafil Ibn Shbab (1877-1928) et Cheikh Zouzou, alias Joseph Benganoun (1890-1975), virtuose du violon.
Pour le Maroc : Jo Amar, pionnier de la musique liturgique juive, Haïm Botbol (1938), premier chanteur marocain à utiliser la guitare électrique, Rabbi David Bouzaglo (1901-1975), Simon Elbaz (1938), auteur, comédien, acteur, compositeur et chanteur, Raymonde El Bidaouia, alias Raymonde Cohen-Abecassis (1943), très appréciée par le roi Hassan II, Zohra El Fassiya (1905, 1994), grande chanteuse populaire, Félix El-Maghribi, alias Félix Wizman (1937-2008), Samy El Maghribi (1922-2008) alias Salomon Amzallag, qui émigra au Canada où il fut chantre de synagogue, Maxime Karoutchi, le rabbin Haïm Louk (1942), virtuose de la musique arabo-andalouse et Émile Zrihan (1952), le « rossignol marocain »,
Pour la Tunisie : Cheikh El’Afrit alias Issim Israël Rozzio ( 1897-1939), « Le Rusé », qui fut convié par le bey de Tunis à se produire au Palais du Bardo toutes les semaines, El Kahlaoui Tounsi alias Élie Touitou ( 1932-2000), percussionniste expert ès-darbouka, qui fit une belle carrière aux États-Unis, Meimoun El Tounsi alias Maurice Meimoun ( 1929-1993), joueur de ‘oud et de violon, le grand Raoul Journo (1911-2001), décoré par Jack Lang et Habib Bourguiba. Il repose à Jérusalem, en terre d’Israël, Habiba Messika ( 1903-1930), « L’oiseau de feu », qui joua au théâtre sous la direction de Mahmoud Bourguiba, le frère du futur président et qui mourut assassinée par un prétendant éconduit, Asher Mizrahi (1890- 1967), né à Jérusalem et décédé en Israël après avoir longtemps vécu en Tunisie, créateur d’un chœur d’enfants renommé, les Awlad al-Biyout, Hana Rached (1933-2003), fille de la chanteuse et danseuse, Flifla Chamia, Leïla Sfez (1874, 1944), nièce de Habiba Messika, les sœurs Shemmama, Kammuna, Mannana, Bibiya et Bhayka qu’accompagnait le célèbre violoniste Kaylu, Louisa Tounsia alias Louisa Saâdoun (1905-1961) et Slama Youssef (1903-1970), grand joueur de cithare qui repose désormais, à Jérusalem
Des chapitres intéressants sont consacrés à des développements historiques sur le judaïsme nord-africain. On constate une volonté manifeste d’embellir une cohabitation qui n’a pas toujours été parfaite avec, parfois, des inexactitudes. Ainsi, par exemple, à propos du statut infamant de la dhimma en terre d’islam, cette appréciation : « Bénéficiant du statut de dhimmi de « protégés » (du sultan), ils pratiquaient leur religion, tout en reconnaissant la suprématie de l’islam et en payant un impôt spécial, la dhimma. ». Comment peut-on parler de bénéfice à propos du statut d’infériorité abject de la dhimma qui comportait des dizaines de mesures vexatoires aussi racistes que dévalorisantes ! L’impôt spécial portait d’ailleurs le nom de djezia et non de dhimma. Et le Juif qui s’en acquittait recevait, en guise de reçu, une belle gifle, la chtaka !
Dans un chapitre que l’auteur semble vouloir étendre à l’ensemble des terres d’islam, on peut lire : « L’esprit de cet ouvrage ne permet pas de développer davantage ici le sujet de la violence subie par les communautés juives sous la gouvernance de pouvoirs politiques musulmans, d’une part, parce qu’il faudrait y consacrer tant de pages qui risqueraient de fausser l’objet même de celui-ci et d’autre part aborder sur le fond un sujet d’une si grande complexité ne peut relever que d’un travail d’historiens dignes de ce nom, ce que nous ne sommes pas selon la définition académique attachée au métier, aux qualités et à la fonction d’historiens. »
L’auteur évoque cependant le pogrome de Constantine du 5 août 1934. Rappelons qu’il y en eut bien d’autres au fil des années. Notamment, Le pogrom dit « farhoud » en Irak sous le gouvernement pro-nazi de Rachid Ali les 1er et 2 juin 1041, 180 morts, celui de Hébron le 24 août 1929, 67 morts ou encore celui d’Aden, au Yémen, en décembre 1947, 82 morts.
Un développement intéressant concerne le rôle primordial dans le domaine de l’Éducation des établissements de l’Alliance Israélite Universelle.
Un autre a trait aux poètes et penseurs juifs. L’auteur justifie cette extension en citant Paul Valéry selon lequel « les routes de la musique et de la poésie se croisent ». Une position en porte-à-faux avec celle de Maïmonide dont l’attitude à l’égard de la musique était assez négative. Ce chapitre évoque les figures de Samuel Hanaguid Ibn Nagrila (993-1056), qui fut vizir et chef des armées du sultan à Grenade, Salomon Ibn Gabirol (1021-1059), poète et philosophe, Moïse Ibn Ezra ( 1070-1140), rabbin, poète, philosophe et linguiste, Juda Halevi ( 1075-1140), « le doux chantre de Sion », Abraham Ibn Ezra (1092-1167), rabbin, poète, philosophe, penseur, astronome et médecin, Maïmonide (1135-1204), « le grand philosophe qui priait en hébreu, pensait en grec et écrivait en arabe » et Juda Al-Harizi (1170-1225).
Thème également abordé : les judéo-langues et les instruments de musique.
L’auteur a une tendance à multiplier de manière exagérée les citations mais l’ensemble est très agréable et constitue une source très précieuse d’information sur le sujet. De nombreuses illustrations agrémentent cet ouvrage qui est accompagné d’un CD, d’un DVD et d’un livret de la création Matrouz de Simon Elbaz.
Malgré quelques défauts, une contribution originale à l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord. À découvrir.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions L’Harmattan. Préface de Simon Elbaz. Août 2019. 256 pages. 25 €.