#Opinion - Des Versets sataniques de Salman Rushdie à l’attentat contre Charlie, par Marc Knobel

20 Juillet 2016 | 136 vue(s)
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Les Versets sataniques est le premier chapitre d’une histoire longue et désagréable qui passe par le 11 Septembre 2001.

Par Marc Knobel, Chercheur et Directeur des Etudes au Crif
 
Lorsque Les Versets sataniques de l’Auteur britannique d'origine indienne Salman Rushdie sont publiés en 1988, personne ne comprend ou perçoit la montée du fondamentalisme musulman, ni ses conséquences funestes. Et pourtant, probablement, changeons-nous quelque part d’époque à ce moment-là. Le romancier britannique Ian McEwan l’explique : «Les Versets sataniques est le premier chapitre d’une histoire longue et désagréable qui passe par le 11 Septembre 2001». Nous ajouterions à cette intéressante réflexion de McEwan, que le/ce chapitre s’est poursuivi avec l’attentat qui a été perpétré contre la rédaction de Charlie hebdo, en janvier 2015.
 
Le 19 juillet 1989, le livre Les Versets sataniques, de Salman Rushdie, sort en langue française chez Plon. 
 
Quelle en est l’histoire ?
 
A l'aube d'un matin d'hiver, un jumbo jet explose au-dessus de la Manche. Au milieu de membres humains éparpillés et d'objets non identifiés, deux silhouettes improbables tombent du ciel : Gibreel Farishta, le légendaire acteur indien, et Saladin Chamcha, l'homme des Mille Voix, self-made man et anglophile devant l'éternel. Agrippés l'un à l'autre, chantant à qui mieux-mieux, ils atterrissent sains et saufs, ô miracle, sur une plage anglaise enneigée... Gibreel et Saladin ont été choisis (par qui ?) pour être les protagonistes de la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Mais qui est qui ? Les démons peuvent-ils être angéliques ? Les anges sont-ils des diables déguisés ? Tandis que les deux hommes rebondissent du passé au présent et du rêve en aventure, nous sommes spectateurs d'un extraordinaire cycle de contes d'amour et de passion, de trahison et de foi, avec, au centre de tout cela, l'histoire de Mahmoud, prophète de Jahilia, la cité de sable - Mahmoud, frappé par une révélation ou les versets sataniques se mêlent au divin.
 
Voilà, pour l’histoire.
 
Fatwa et menaces
 
Cependant, dès 1988, Salman Rushdie avait été contraint à la clandestinité après la publication, en 1988, des Versets sataniques, un ouvrage pour lequel il avait été accusé de blasphémer l'Islam. Olivier Esteves Maître de conférences en civilisation des pays anglophones (Le Huffington post - 21 janvier 2015) rappelle le contexte. Ce roman avait été jugé violemment blasphématoire par un certain nombre de musulmans britanniques, lesquels demandaient au gouvernement Thatcher l'extension de la loi sur le blasphème à la foi musulmane, car cette loi (abrogée en 2008) ne protégeait de fait que la foi chrétienne (comprise au sens d'« anglicane »), explique-t-il. Enfin, en termes ethniques, ce furent surtout les musulmans d'origine pakistanaise qui exprimèrent leur détestation du roman de Rushdie.
 
Très vite donc, en Grande-Bretagne d’abord, des mollahs brûlent le livre dans les rues. L’Inde et l’Afrique du Sud l’interdisent, puis, les semaines suivantes : le Pakistan, l'Arabie saoudite, l'Égypte, la Somalie, le Bangladesh, le Soudan, la Tunisie, la Malaisie, l'Indonésie et le Qatar. Des émeutes secouent ¬Islamabad au Pakistan (cinq morts) et le Cachemire indien (un mort, cent blessés). 
 
Les manifestations anti-Rushdie, en France 
 
Le 26 février 1989, une manifestation, organisée à Paris, marque les esprits. Un millier de manifestants crient «Nous sommes tous des khomeynistes» ou «à mort Rushdie!, à mort le Satan!» Le gouvernement réagit d'abord assez mollement. Par un communiqué, Michel Rocard, premier ministre, indique que «tout nouvel appel à la violence ou au meurtre (…) donnera lieu à la mise en œuvre immédiate de poursuites judiciaires conformément à la loi», tandis qu'Alain Juppé dénonce cette espèce de «retour au fanatisme et à la barbarie d'un autre âge» (Le Figaro, 15 juillet 2012). La violence continue. En mars 1989, le recteur de la mosquée de Bruxelles, qui avait fait preuve de modération, est assassiné. Puis c'est au tour des traducteurs italien et japonais de Rushdie d'être poignardé. 
 
Rushdie vit désormais comme un animal traqué. 
 
Pourquoi ? 
 
Rappelons le contexte. Le 14 février 1989, l'ayatollah Khomeini, le leader de la Révolution iranienne, avait appelé, quelques mois avant sa mort, tout «bon musulman» à assassiner l'auteur de cet ouvrage jugé… blasphématoire. Le ton est inquisitorial, voilà revenu le temps des bûchers : « Au nom de Dieu tout puissant. Il n’y a qu’un Dieu à qui nous retournerons tous. Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les Versets sataniques, qui a été écrit, imprimé et publié en opposition à l’Islam, au prophète et au Coran, aussi bien que ceux qui l’ont publié ou connaissent son contenu, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils les trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. Celui qui sera tué sur son chemin sera considéré comme un martyr. C’est la volonté de Dieu. De plus, quiconque approchera l’auteur du livre, sans avoir le pouvoir de l’exécuter, devra le traduire devant le peuple afin qu’il soit puni pour ses actions. Que Dieu vous bénisse tous(1) . »
 
3,9 millions de dollars sur la tête de Rushdie
 
C’est alors qu’un organisme religieux iranien avait offert 2,7 millions de dollars à toute personne qui appliquerait cette fatwa. En 2005, sous l’impulsion de l’ayatollah Ali Khamenei, trois membres du clergé iranien avaient, de nouveau, appelé à tuer l’écrivain. En 2012, cette prime est passée à 3,3 millions de dollars, avant d'atteindre aujourd'hui le montant de… 3,9 millions de dollars pour l'assassinat de Salman Rushdie.
 
3,9 millions de dollars ? L’information avait été révélée par l’Agence Reuters (23 février 2016), mais elle avait été relativement ignorée par les médias. Dernièrement donc, quarante organes ou titres de presse iraniens ont ajouté 600.000 dollars (543.000 euros) à la récompense qui serait reversée à l'assassin potentiel de Salman Rushdie. L'objectif? Marquer le «vingt-septième anniversaire de la fatwa» dont fait l'objet l'écrivain depuis 1989, et «montrer qu'elle est toujours en vigueur», explique Mansour Amir, président de la Saraj Cyberspace Organization, affiliée au Bassidj, la force paramilitaire fondée en 1979 et grande alliée des Gardiens de la révolution, garants de l'intégrité des valeurs héritées de la Révolution islamique.
 
Les Versets sataniques seraient-ils publiés aujourd’hui ?
 
En 2012, pour la BBC (2), Salman Rushdie a déclaré, qu'il serait « difficile » de publier aujourd'hui un « livre qui critique l'islam », comme Les Versets sataniques. Pour s’en expliquer, il cite notamment la décision récente de la chaîne de télévision Channel 4 d'annuler la projection privée d'un documentaire sur l'histoire de l'islam pour des raisons de sécurité. Dans une autre interview donnée à la chaîne de télévision indienne NDTV (3) et diffusée sur leur site internet, l'écrivain qualifie de « répugnante » la flambée de violences anti-américaines qui a éclaté mardi 11 septembre dans le monde arabe pour protester contre The Innocence of Muslims (L'Innocence des musulmans), un film « stupide », selon ses termes, qui dénigre la religion musulmane(4) .  
 
Comme le remarque très justement le philosophe Pierre-André Taguieff, Dans son « Prêcheurs de haine », (Paris, Mille et une nuit, 2004, p. 428) Salman Rushdie est justement inquiet de la progression forte d’une occidentalophobie et d’une judéophobie d’origine islamique  dans les opinions publiques des pays musulmans.
 
Et, déjà en 2002, Salman Rushdie prévient : « Il faut que les musulmans du monde entier comprennent que le fanatisme est un fléau sans commune mesure avec celui que les Etats-Unis incarnent à leurs yeux/ Et que cet idéal cauchemardesque de la planète livrée aux mains des talibans produit de terribles ravages sur le plan social, économique et politique .(5)»
 
Notes : 
4.  Voir à ce sujet « 5 choses à savoir sur la fatwa contre Salman Rushdie », L’Express, 18 septembre 2012.
5.  Salman Rushdie, 3ne nous trompons pas d’ennemi », Libération, 8 juillet 2002, p. 5.