Discours de Yonathan Arfi à la 12ème Convention du Crif

La 12ème Convention nationale du Crif a eu lieu hier, dimanche 4 décembre, à la Maison de la Chimie. Les nombreux ateliers, tables-rondes et conférences de la journée se sont articulés autour du thème "La France dans tous ses états". Aujourd'hui, découvrez un des temps forts de la plénière de clôture : le discours de Yonathan Arfi, Président du Crif.
 

Discours du Président du Crif

 

"Monsieur le Garde des Sceaux, cher Éric Dupond-Moretti, qui nous faites l’amitié de conclure cette journée de travail. Je vous remercie d’être là et je vous souhaite la bienvenue.
Chers Anne Sinclair, Etienne Klein et Maurice Lévy,
Merci d’avoir partagé avec nous vos analyses, vos inquiétudes et vos espoirs face aux défis du monde qui vient.
Je dois vous dire que la Convention du Crif est un moment que j’apprécie particulièrement. J’aime arpenter les salles de ses tables-rondes, ateliers, projections, déjeuners-débats, expositions... J’aime ce programme au pas de course où l’on repart avec plus de questions que de réponses.
Chers amis, intervenants parfois venus de loin, présidents d’institutions et d’associations, militants engagés ou simples passionnés de la cause juive et du débat citoyen, J’ai eu beaucoup de plaisir à partager avec vous cette journée pleine de vitalité, de foisonnement, de bouillonnement.
Elle est à l’image du Crif, qui fédère plus de 70 associations, diverses par leurs actions autant que par leurs opinions. Nous avons été près de 1500 personnes de tous horizons à participer aux débats aujourd’hui.
Par la mise en commun de nos confrontations, je suis convaincu que nous esquissons les contours de la « communauté de destin », celle qui réunit tous les citoyens de bonne volonté.
----

Monsieur le Garde des Sceaux, dans le combat citoyen contre l’obscurantisme et le prêt-à-penser, les échanges intellectuels, les débats contradictoires authentiques, sont une arme décisive. Certains diraient qu’ils constituent la version citoyenne du pilpoul, la fameuse tradition de débat talmudique.
Aujourd’hui, nous avons travaillé sur des thèmes aussi vastes et divers que les fractures de la société française, l’antisémitisme, la relation France-Algérie, la laïcité, l’Europe, l’Ukraine, le défi posé par le poids politique de LFI ou du RN, et même, sur une tonalité plus légère, l’impact de la gastronomie ou du sport sur le vivre ensemble.
Nous pourrions je crois résumer nos échanges par une blague juive :
- « Comment va la France ? »
- En deux mots ? Ça va !
- Et en trois ? Ça va pas.
Ca nous fait rire. Mais en disant que ça ne va pas, ça va tout de même déjà un peu mieux, non ?
Parce que la parole, celle du diagnostic et du constat, a sa force, son souffle, qui nous libère. Et surtout, en disant ce qui ne va pas, l’état des lieux ouvre la voie aux esquisses de solutions, aux perspectives du possible.
L’esprit du judaïsme et l’ambition républicaine se rejoignent ici dans le refus obstiné du défaitisme et du fatalisme. Dans le judaïsme, le monde est imparfait et il revient aux hommes, libres par essence, de le réparer.
La République, de son côté, porte en elle l’idée fondatrice que l’action politique peut transformer la vie des Français. La République, c’est le volontarisme politique érigé en principe, C’est chercher à rendre la société meilleure en libérant de ce qui entrave, en corrigeant les inégalités, en tissant les liens de la concorde fraternelle. C’est le refus d’un ordre social et naturel figé. C’est la victoire programmée de l’Homme et du citoyen sur la fatalité.
Voilà, je crois, l’un des terrains communs les plus fertiles entre les valeurs du judaïsme et l’élan républicain, qui peut-être explique aussi la longue romance qui lie les juifs et la République depuis la Révolution.

Monsieur le Garde des Sceaux, certains reprochent parfois à notre pays une tendance à l’inertie et au déni. Force est de constater qu’aujourd’hui nous avons au contraire entendu des Français qui regardent la réalité les yeux grands ouverts, sans catastrophisme ni angélisme.
Les intervenants ont, tous ou presque, dressé le tableau d’un pays fracturé :
- Sur le front social d’abord, où s’exacerbent des inégalités qui trahissent la promesse républicaine
- Sur le plan idéologique ensuite, où le débat semble confisqué par la loi du buzz et de la caricature
- Sur des lignes politiques, aussi, où les discours populistes, de gauche comme de droite, tiennent le haut du pavé
- Et parfois même, sur des injonctions culturelles voire religieuses, où l’assignation identitaire des islamistes et des indigénistes comme des tenants de la « France aux Français », veut mettre chacun dans une case et l’y enfermer durablement
Partout, le sens du collectif, le goût de la chose commune, en un mot l’attachement à une forme d’universalisme, se raréfient.
Il nous appartient de regarder cette réalité avec lucidité. Non pour nous lamenter mais pour cultiver en retour notre détermination, notre volontarisme et notre mobilisation. Le constat, si amer soit-il, n’est jamais une impasse ! C’est un chemin de crête, ardu et sinueux, vers un avenir plus apaisé. Monsieur le Garde des Sceaux, je crois pouvoir dire que vous pouvez compter sur les Français juifs et tous les citoyens de bonne volonté pour mener ce chemin à vos côtés.

Mesdames, messieurs,
Améliorer la vie des Français passe bien entendu par la préservation des services publics et de leurs conditions de vie matérielles qui sont aujourd’hui menacées par une crise économique naissante et une hausse inédite du coût de la vie. Mais cela passe aussi par le combat contre l’obscurantisme et le ferment de la division qui se répandent dans toute la société.
En France, ce n’est un secret pour personne, le poison de la haine, du racisme, de l’homophobie, du sexisme, et bien entendu de l’antisémitisme persiste. La haine des Juifs est tenace, toujours là : dans la rue, dans le débat public, jusque dans les écoles. La détermination du gouvernement ne fait pas de doute. Mais les moyens sont-ils les bons ? Sont-ils suffisants ?
Si l’antisémitisme prend sans cesse de nouveaux visages, de l’antisionisme au complotisme, de l’islamisme à l’extrême-droite, de l’extrême-gauche au négationnisme, il y a un terrain sur lequel les entrepreneurs de la haine se retrouvent tous : celui des réseaux sociaux.
Soyons clairs : la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk et sa volonté affichée de laisser libre cours à l’expression des contenus les plus haineux au nom d’une vision libertarienne, très éloignée de nos conceptions européennes, constitue un défi lancé à notre modèle de société et en particulier à la justice.
Dans les mois qui viennent, Monsieur le Garde des Sceaux, je crains que vous soyez, que nous soyons, embarqués dans un bras de fer avec Twitter dans lequel nous devrons tout faire pour restaurer la force de dissuasion de l’Etat de droit.
Je sais pouvoir compter sur votre volonté politique sur ce sujet mais aussi, plus largement, pour que la justice prenne toute sa part dans le combat contre l’antisémitisme, avec pédagogie et fermeté.
Chers amis, dans cette 12ème Convention du Crif, nous avons discuté de nombreux sujets. L’un d’eux, je le sais, a pu surprendre certains d’entre vous : le réchauffement climatique. Alors pourquoi le Crif se soucie t’il des questions environnementales ? D’abord et avant parce que nous sommes, comme beaucoup de Français, conscients qu’il s’agit là d’une meta-menace, de long terme, qui nous concerne tous.
Sans compter que toutes les crises portent avec elle les ingrédients de la haine et de la division qui tôt ou tard désignent l’Autre, l’étranger et souvent le Juif comme bouc émissaire, inquiétant rappel que nous sommes in fine tous condamnés à vivre ensemble.

Chers amis,
Vous le savez, nous vivons des temps politiques inédits, avec, au sein de l’Assemblée nationale deux groupes de députés LFI et RN de taille comparable, opposés mais partageant de troublantes accointances : le vote récent d’une résolution sur l’Ukraine pour laquelle ces deux partis se sont abstenus en est malheureusement l’illustration.
A l’Assemblée nationale, le moindre relâchement de la vigilance envers le groupe RN est exploité politiquement. Ces députés d’extrême droite ont ainsi prétendu à la présidence d’un groupe d’étude sur l’antisémitisme. Sans la vive réaction du CRIF, des institutions juives, des organisations antiracistes et de républicains de droite, de gauche et du centre, le RN aurait poursuivi sa soi-disant dédiabolisation par un renversement cynique, en se faisant parangon de la lutte contre l’antisémitisme.
Je le dis ici clairement, nettement, pour que personne ne puisse l’oublier : explicite ou non, l’antisémitisme est contenu dans le projet de l’extrême-droite, comme objectif ou comme conséquence. Et surtout, quoique le RN dise des Juifs ou de l’antisémitisme, il restera un repoussoir au nom de son projet d’exclusion et de sa xénophobie, contraires aux valeurs de la tradition et de l’histoire juives. Mesdames, messieurs, nous ne cesserons jamais de combattre l’extrême droite.
Et avec la même vigueur, je souhaite partager avec vous notre stupeur face aux propos et aux positions tenus par certains à l’extrême-gauche de l’hémicycle. L’extrême-gauche, qui se sert de toutes les tribunes pour vilipender Israël et le sionisme, l’accuser de tous les maux, a fait de la haine d’Israël un fonds de commerce électoral. Elle n’hésite pas, pour une partie d’entre elle, à afficher une complaisance coupable avec des mouvements indigénistes et leurs cortèges d’islamistes et d’antisémites.
La France Insoumise n’a trouvé ainsi aucune contradiction à laisser certains de ses membres éminents parader dans Paris avec Jeremy Corbyn, aux amitiés antisémites notoires, et venir ensuite assister aux commémorations de la rafle du Vel d’Hiv.
Aux uns comme aux autres, nous disons que nous ne sommes pas dupes. Nous les invitons à commencer par balayer devant leur porte. Une démarche sincère contre l’antisémitisme commence par dénoncer l’antisémitisme venu de son propre camp.
Merci, Monsieur le Ministre, d’avoir fait un rappel salutaire de ces principes, au cours de l’été lors d’une séance parlementaire chahutée.
Chers amis,
La situation internationale n’est pas plus apaisée qu’en France. Durant cette journée de Convention, j’ai ainsi entendu des analyses pertinentes et courageuses à ce sujet.
Mes premiers mots seront naturellement pour l’Ukraine et l’Iran. Ceux qui s’opposent à l’expansionnisme irresponsable de Vladimir Poutine ou au totalitarisme sanguinaire des mollahs ne le font pas que pour eux.
A travers le combat des Ukrainiens pour défendre leur souveraineté ou la révolution des femmes et de toute la jeunesse iranienne face à l’asservissement qui les étreint depuis 43 ans, se joue la crédibilité et, je le crois, l’avenir, de nos démocraties. Nous devons être à la hauteur de leurs attentes. Nous, citoyens juifs, savons ce que nous devons à la démocratie.
Je voudrais associer à ces réflexions, notre vigilance sur la situation des Ouighours en Chine, et celle de toutes les minorités opprimées, mais aussi notre inquiétude devant les ambitions impérialistes assumées d’Erdogan et d’Aliev, face aux Kurdes et aux Arméniens.
Ailleurs, l’Histoire fait parfois son œuvre positivement. Ainsi, les accords d’Abraham poursuivent le processus de normalisation d’Israël dans le monde. Nous nous en réjouissons et souhaitons que la France participe de cette dynamique et joue pleinement un rôle de facilitateur et de tiers de confiance, comme elle l’a fait récemment dans la négociation concernant la frontière maritime entre Israël et le Liban.
Et, nous l’espérons, un jour viendra où Israël ne sera plus ostracisé dans les instances internationales et où sa démocratie, toujours à préserver et à défendre comme toutes les démocraties, sera reconnue pour ce qu’elle est : la seule du Moyen-Orient jusqu’à présent.
La France, notre pays si attaché à ces valeurs, doit être un allié plus assumé d’Israël, et plus largement de toutes les démocraties.
----

Chers amis,
Notre convention a été riche en enseignements et nous affirmons ce soir notre volonté collective de transformation et de réparation de la société.
Le poète Edmond Fleg le disait avec ces mots : « Je suis juif parce que le monde n'est pas achevé : les hommes l'achèvent. ».
Chaque année, nous tous, citoyens soucieux de l’état de santé de notre société, nous retrouverons ici même pour poursuivre ces travaux de construction, pas à pas, pièce par pièce, de cette « communauté de destin ».
Car c’est à tous les citoyennes et citoyens qu’il appartient d’améliorer encore et toujours notre société. Comme tout au long de l’Histoire de la République, soyez assurés que dans ce projet collectif les Français juifs prendront toute leur part.
Vive la République, vive la France."

Yonathan Arfi

Discours en vidéo