Discours de Yonathan Arfi lors de la cérémonie de commémoration du 83e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv et d'hommage aux Justes

Dimanche 20 juillet 2025, s'est tenue la cérémonie nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'État français et d'hommage aux Justes de France, commémorant la rafle du Vél d'Hiv organisée par le Crif en collaboration avec le Ministère des Armées.
 

Paris, le 20 juillet 2025, 

 

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

Dora Trafikant avait quinze ans le 16 juillet 1942 lorsqu’elle est arrêtée avec ses parents au 41 avenue Gambetta à Paris, enfermée au Vél d’Hiv, puis internée à Pithiviers avant d’être déportée sans retour à Auschwitz-Birkenau.

Henri Borlant, Charles Baron, Simone Veil, Léon Zyguel, Suzanne Falk et tant d’autres avaient 15 ans en 1942 tandis que la France, selon les mots de Jacques Chirac, « livrait ses protégés à leurs bourreaux ».

 

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« Ne rien occulter des heures sombres de notre Histoire, c'est tout simplement défendre une idée de l'Homme, de sa liberté et de sa dignité. »

J’avais quinze ans le 16 juillet 1995 quand Jacques Chirac, en prononçant ces mots, a fait de ce lieu et de cette date, une réparation, un moment de vérité.

Tant d’autres avaient, comme moi, quinze ans en 1995, quand Jacques Chirac a offert à tous les Français le visage d’une France enfin capable de regarder en face cette page de son Histoire.

En rupture avec ses prédécesseurs, il reconnaît officiellement ce que les historiens avaient déjà établi : la participation active de l'administration, de la police et d'une partie de la société française à la Solution finale.

Ce discours de Jacques Chirac n’est un pas un simple acte politique : c’est une décision historique.

Ce n’est pas un discours de repentance : c’est un discours de justice et de vérité.

Ce n’est pas un geste tourné seulement vers les Juifs, c’est l’affirmation de la conscience républicaine de tous les Français.

Aujourd’hui, nous sommes tous les héritiers du discours du 16 juillet 1995 : au nom des institutions juives de France, je veux dire devant l’Histoire notre reconnaissance à Jacques Chirac.

Je sais aussi que derrière ce geste, il y avait aussi la mobilisation obstinée de grands militants de la Mémoire : avec vous, je veux saluer en particulier Serge et Beate Klarsfeld, ainsi qu’Henri Hajdenberg, alors président du Crif, et tous ceux qui ont œuvré dans ce combat.

 

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Mesdames et Messieurs,

Au cours des journées tragiques de juillet 1942, la collaboration des autorités française s’exprime alors dans les persécutions, les rafles et les déportations.

Mais la collaboration prospère aussi plus insidieusement dans les complicités intellectuelles, les compromissions culturelles et artistiques, les mots qu’on n’écrit pas, ceux qu’on choisit de taire.

À partir de 1941, une vaste offensive de séduction est orchestrée par les autorités nazies en direction des milieux artistiques et littéraires français. Des écrivains comme Robert Brasillach, Louis-Ferdinand Céline, Pierre Drieu la Rochelle, Abel Bonnard, des artistes comme Derain et Vlaminck, des musiciens, des acteurs ont accepté de servir la propagande de l'occupant.

Les voyages en Allemagne, les articles emphatiques publiés au retour, les visages immortalisés par les photographes : tout cela n’a qu’un but, légitimer un régime qui, au même moment, organise la déportation systématique des Juifs.

Il y a bien-sûr, chez certains l’adhésion idéologique au pire. Et il y a chez d’autres la compromission mondaine : c’est par exemple l’actrice Arletty qui entretient une liaison avec un officier allemand et visite à son bras la très antisémite exposition « Le Juif et la France ».

Que penser aussi des choix de Sacha Guitry, l'un des premiers directeurs de théâtre à reprendre ses spectacles après l'occupation de Paris, qui participe apparemment sans scrupule à de nombreux événements officiels ?

Bien-sûr, face aux petites lâchetés comme aux grandes compromissions, des voix courageuses se sont élevées.

Dès décembre 1941, trois intellectuels résistants – le physicien Jacques Solomon, le philosophe Georges Politzer et l’écrivain Jacques Decour – publient dans la revue clandestine L'Université libre une lettre ouverte aux écrivains collaborateurs : « Vous saviez que l'Allemagne hitlérienne poursuit l'anéantissement de la culture française, que sa police jette en prison les écrivains suspects de patriotisme. […] Votre mission dans ce voyage, n’était que de simple figuration. Plus précisément, vous avez servi de masque ». 

Tous trois sont fusillés au Mont-Valérien en mai 1942.

Le courage des résistants contre la lâcheté des collaborateurs rappelle pour toujours un principe au cœur de l’esprit républicain, de la tradition juive, comme du plus élémentaire idéal d’humanité : le libre arbitre.

Ce libre arbitre qui conduit par exemple, Jean Gabin à refuser de travailler pour la société de production allemande Continental et à s'engager dans les Forces navales françaises libres aux États-Unis en 1943.

Le courage c’est aussi celui de la fabuleuse Joséphine Baker, recrutée par le contre-espionnage français. Elle utilise ses relations pour recueillir de précieux renseignements sur l'activité allemande et les tractations diplomatiques, transmettant ces informations à Londres via des partitions musicales.

 

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Chers amis,

80 ans après la Shoah, 80 ans après la fin de la guerre, notre responsabilité est aussi de penser à ceux qui ont quinze ans aujourd’hui.

Quinze ans, c’est l’âge de l’insouciance. Celui des promesses d’avenir et des horizons paisibles. Mais pour beaucoup de jeunes Français juifs, quinze ans, c’est aujourd’hui l’âge des craintes face à la stigmatisation antisémite, quand 16 % des élèves de onze à dix-huit ans en France assument refuser d’être amis avec un camarade parce qu’il est juif.

Avoir quinze ans, après le 7-Octobre, c’est aussi devoir faire face à la vague de haine sur les réseaux sociaux où les Juifs sont massivement affublés du qualificatif mensonger et infamant de « génocidaires » et assignés à répondre d’un conflit qui se déroule à 3 000 km.

Aujourd’hui comme hier, les artistes, en particulier ceux qui s’adressent aux plus jeunes, peuvent être un vecteur d’apaisement et de mobilisation des consciences, transformant leur notoriété en levier d'action collective. C’est louable, c’est même souhaitable.

Mais quand des artistes cèdent à la démagogie et au conformisme ambiant, quand certains se joignent à des foules chauffées à blanc par La France insoumise (LFI), ils trahissent leur vocation et cultivent l’indignation sélective.

En août prochain, le festival Rock-en-Seine, doit accueillir le groupe irlandais Kneecap, dont les chanteurs ont récemment hurlé sur scène « Vive le Hamas ! Vive le Hezbollah ! ». Quel message envoie-t-on à notre jeunesse ? J’appelle solennellement les organisateurs à renoncer à cette programmation.

En mai, lors du Festival de Cannes, 300 artistes du monde entier signaient une tribune pour dénoncer le silence qui entoure, disent-ils, « l’horreur de Gaza ». S’émouvoir de la détresse de populations civiles est toujours légitime. Mais pourquoi ces 300 indignés n’ont-ils pas eu de mots pour les victimes du 7-Octobre ? Pourquoi le directeur du festival d’Avignon alors qu’il évoque la situation à Gaza n’a-t-il pas un mot aussi sur les autres conflits meurtriers dans le monde ?

Ce silence sur le Soudan ou la Syrie fait écho à celui des artistes français aujourd’hui quand l’un d’entre eux, Amir, fait l’objet d’une campagne de haine et d’appels au boycott. Sa faute : être franco-israélien. Heureusement, ils n’ont pas réussi à faire taire sa voix ni celle du public, nombreux, qui continue de l’acclamer.

 

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Chers amis,

« Sachons tirer les leçons de l'Histoire. N'acceptons pas d'être les témoins passifs, ou les complices, de l'inacceptable » disait Jacques Chirac en 1995, rappelant, je le cite, « les valeurs humanistes, les valeurs de liberté, de justice, de tolérance qui fondent l'identité française et nous obligent pour l'avenir ». 

Il avait choisi d’ouvrir son premier mandat par son discours au Vél d’Hiv et de clôturer symboliquement le second en 2007 par la panthéonisation des Justes, à qui il s’adresse : « Grâce à vous […], nous pouvons regarder la France au fond des yeux et notre histoire en face ». 

À l’heure où les populismes d’extrême droite gagnent toute l’Europe, convoquer l’héritage de Jacques Chirac c’est aussi rappeler la nécessaire vigilance face à des mouvements qui restent, par essence, malgré l’évolution de leurs discours sur les Juifs, des dangers pour la démocratie. En France comme ailleurs, ce qui n’est pas bon pour la République ne sera jamais bon pour les Juifs.

Le combat pour la transmission doit être au cœur de nos préoccupations. Et je me réjouis aussi que désormais se tienne chaque 12 juillet, comme annoncé la semaine dernière par le Président de la République, une cérémonie de commémoration pour Alfred Dreyfus et « la victoire de la justice et de la vérité contre la haine et l’antisémitisme ». 

Avant de nous quitter, je voudrais rappeler la mémoire de celles et ceux que nous avons connus, qui ont porté à bout de bras le combat pour la vérité historique et qui chaque année étaient assis parmi nous. Eux qui savaient ce qu’est un génocide, qui ont vu ce qu’aucun être humain ne devait voir :

Au sourire malicieux d’Henry Bulawko
À la gouaille parisienne de Marceline Loridan
À la droiture de Simone Veil
À l’humour de Milo Adoner
À la bienveillance d’Elie Buzyn
À la voix aigüe d’Ida Grinspan
À l’accent yiddish de Charles Testyler
À la détermination de Raphaël Esrail
À la douceur de Victor Perahia
À l’intelligence d’Isabelle Choko

Je ne peux pas tous les citer, alors j’en cite dix, car dans le judaïsme il faut dix adultes pour réciter un kaddish.

« En cet instant de recueillement et de souvenir, je veux faire le choix de l'espoir » dit Jacques Chirac ici-même il y a trente ans.

Aujourd’hui, en signe d’espérance, je forme le vœu que dans trente ans les générations à venir se retrouvent ici dans une France en paix avec elle-même, où la haine aura enfin laissé place à la concorde.

Je vous remercie.

 

Yonathan Arfi, président du Crif 

 

 

Voir ou revoir le discours du président du Crif