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Publié le 9 Juin 2021

Europe - "Anatomie d’un génocide" d’Omer Bartov : plongée au cœur du massacre de Buczacz

L’historien Omer Bartov fait le récit de l’extermination « publique et nonchalante » de Buczacz, en Galicie, petite ville d’Europe de l’Est muée en carrefour de haines au début du XXe siècle.

Publié le 4 juin dans La Croix

Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz, d’Omer Bartov, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc-Olivier Bherer, Plein jour, 440 p., 24 €

Récit d’une facette méconnue de la Shoah, cet ouvrage historique est consacré à un génocide intime, « public et nonchalant », urbain aussi, survenu en Europe de l’Est à l’apogée de la montée des nationalismes polonais et ukrainien. C’est cette montée qui va, dans les premières décennies du XXe siècle, habituer les habitants de la région de Galicie, alors baladée entre l’Autriche-Hongrie et la Pologne, à la violence et au nettoyage ethnique, au travers d’un brutal affrontement pour l’indépendance et la suprématie dans lequel « les Polonais autant que les Ukrainiens estimaient que les Juifs étaient les amis de leurs ennemis ».

Omer Bartov, historien israélo-américain dont les précédents travaux se sont penchés sur le rôle de la Wehrmacht dans la Shoah et la disparition des traces de présence juive en Galicie, raconte l’horreur de cette période avec clarté et empathie. Il s’appuie sur une abondante documentation tirée de vingt années de recherches : extraits de journaux intimes, interviews, rapports et témoignages racontent le déroulement du massacre dans la petite ville de ­Bu­czacz – translittération polonaise remplacée sous les Soviétiques par sa variante cyrillique, transcrite en français Bou­tchatch, que la ville conserve aujourd’hui.

Et rapportent aussi l’absence de remords ainsi que les justifications douteuses des bourreaux. Ainsi celle d’un policier allemand qui assure après la guerre que les témoignages le plaçant sur les lieux du massacre ne peuvent être vrais, « car si les témoins avaient vraiment été présents, ils (…) auraient été tués avec les autres ».

Un génocide à la vue de tous

Le récit décrit d’abord ces trois premières décennies du XXe siècle qui, dans cette province de Galicie nouvellement récupérée par la Pologne, « appartiennent aux nationalistes et aux idéologues, aux fanatiques et aux zélotes d’un nouveau genre, davantage prêts à verser le sang qu’à trouver un compromis ».

Trois décennies marquées par une montée des violences, entre Première Guerre mondiale, guerre civile russe et premiers affrontements entre Polonais et Ukrainiens. Les relations entre ces deux groupes et la population juive locale sont au cœur du livre, car elles vont déterminer sinon l’existence du génocide – organisé et perpétré par l’Allemagne nazie –, du moins la forme que celui-ci va prendre dans la région.

La Shoah s’opère à Buczacz à la vue de tous, alors que bourreaux et victimes se connaissent depuis parfois des décennies. La colline où près de 5 000 Juifs seront assassinés et enterrés est toute proche, à quelques encablures du centre-ville (5 000 autres Juifs seront exécutés ou déportés vers des camps de concentration, seule une centaine étant encore en vie au retour des troupes soviétiques).

Même les fonctionnaires allemands et leurs familles sont en contact étroit avec les Juifs qu’ils exterminent : « Les civils allemands considéraient désormais normal d’être servis par des Juives empressées, à moitié affamées et terrifiées », écrit ainsi Omer Bartov au sujet des servantes juives employées par les épouses de fonctionnaires nazis. En février 1943, les autorités de la ville recommandent aux habitants de ne boire que de l’eau gazeuse – les cadavres empilés dans la fosse commune ayant pollué l’eau.

Superposition des haines

Les haines locales transforment la manière dont la Shoah est menée : si l’administration nazie a peu de difficulté à recruter près de 300 auxiliaires de police ukrainiens pour prêter main-forte au processus de génocide, c’est en raison d’un antisémitisme généralisé, doublé d’un consensus entre Polonais et Ukrainiens sur le caractère intrusif de la présence juive dans la région. Mais c’est aussi en raison de l’ambivalence d’un mouvement nationaliste ukrainien qui voit d’abord l’Allemagne nazie comme un allié potentiel, rêve d’une Ukraine indépendante débarrassée de ses populations juive et polonaise, et va profiter de la guerre pour s’engager dans des massacres de Polonais.

Un cercle vicieux de haines croisées, superposées – le pouvoir polonais n’avait pas hésité à commettre des exactions contre des populations ukrainiennes –, qui vont exploser à la Seconde Guerre mondiale, et qu’Omer Bartov raconte brillamment. En insistant : ce processus « n’était ni prévisible, ni inévitable ».