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Publié le 5 janvier dans Le Figaro
Shoah: «catastrophe» en hébreu. Le mot est trop faible pour dire l’horreur. La tragédie qui a frappé les Juifs d’Europe et décimé leurs communautés reste unique en son genre malgré le caractère épouvantable des crimes de masses qui se sont succédé au cours du siècle dernier, notamment au Rwanda. Ce n’est pas seulement le nombre de victimes qui est effarant, autour de 6 millions d’hommes, de femmes et d’enfants assassinés, mais aussi la volonté planifiée et rationalisée d’anéantir, à travers le judaïsme lui-même, tout un pan de l’humanité.
La cause est entendue depuis longtemps et pourtant elle reste frappée du sceau de l’inouï. Comment mettre en évidence ce que certains esprits malades s’échinent encore depuis tant d’années à occulter, à minimiser ou à nier? N’en fait-on pas trop sur Auschwitz, se sont demandé certains, qui n’étaient pas toujours malintentionnés? N’est-ce pas contre-productif pour les Juifs eux-mêmes?
Tous ces débats saturent à tel point les réseaux sociaux qu’il faut revenir aux faits indiscutables sur lesquels la communauté des chercheurs s’accorde. «La Shoah n’est pas une affaire de croyance, il n’y a pas de vérité alternative», écrit Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah, dans La Shoah. Au cœur de l’anéantissement, un ouvrage qui réunit les contributions d’une équipe d’experts, parmi lesquels l’historien du nazisme Johann Chapoutot ou Piotr M. A. Cywinski, directeur du Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau.
La Shoah. au cœur de l’anéantissement. Sous la direction d’Olivier Lalieu,Tallandier, 303 p., 32 €. Tallandier
«Les historiens travaillent depuis l’après-guerre à décrire les étapes et les conséquences de la “solution finale à la question juive” nom donné par les nazis dès 1938 à la persécution, puis à l’extermination à partir de 1941. L’expression recouvre plusieurs acceptions selon les périodes tout en répondant à une seule et unique obsession: se débarrasser des Juifs, considérés comme les responsables des malheurs de l’Allemagne», écrit Olivier Lalieu. De fait, les experts nous rappellent ici que la notion de «solution finale» a une histoire et qu’elle a d’abord signifié la déportation.
Si les tueries de civils juifs par l’armée allemande commencent en Pologne en 1939, notamment avec les Einsatzgruppen, ces unités mobiles qui traquent les Juifs, mais aussi les résistants polonais, le but de Hitler est, dans un premier temps, d’expulser les Juifs hors d’Allemagne en les transférant dans cette partie de la Pologne «gérée» par le gouvernement général, dont Hans Frank sera un temps l’horrible potentat. Mais la Pologne et ses ghettos ne suffisent pas, et Himmler nourrira aussi le projet dément de transférer plusieurs millions de Juifs d’Europe occidentale à Madagascar en 1940.
Si, au tout début de la guerre, les nazis ne projettent pas d’assassiner massivement les Juifs, ce n’est pas pour des raisons humanitaires, mais parce que c’est irréalisable. Après avoir renoncé à l’idée de faire de Madagascar un immense ghetto, Hitler envisage de déporter les Juifs d’Europe centrale et orientale à l’est de Moscou après l’effondrement qu’il croyait imminent de l’URSS. Mais, au bout de quelques semaines, l’opération Barbarossa s’enlise. L’échec allemand en Russie radicalise la dynamique meurtrière nazie. Les Juifs, où qu’ils se trouvent, deviennent des ennemis mortels du Troisième Reich, une sorte de cinquième colonne à liquider dans le cadre d’une guerre devenue mondiale.
«Caractère public du crime»
Supervisée par Reinhard Heydrich, le patron de la RSHA, Office central de la sécurité du Reich, la deuxième phase, exterminatrice, de la solution finale se met alors en place lors de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, dont on peut lire ici l’hallucinant protocole: «Au cours de l’exécution pratique de la solution finale, l’Europe sera passée au peigne fin d’est en ouest», est-il écrit dans une prose glaçante. Si le mot d’extermination n’est pas utilisé, c’est bien de cela qu’il s’agit pour Heydrich, Himmler et Hitler. Une extermination qui a d’ailleurs commencé dès l’opération Barbarossa, notamment à travers les massacres perpétrés par la population civile et les nationalistes locaux en Roumanie, en Croatie, en Ukraine ou dans les pays baltes.
Ici, les photos prennent le relais des textes, des documents et des statistiques, comme celles qui représentent le lynchage de femmes quasi dénudées et auquel des enfants participent durant le pogrom de Lviv, en Ukraine, en juin 1941. «Fin 1941, plus de 1 million de Juifs ont été assassinés à travers l’Europe orientale et balkanique», écrivent Patrick Desbois et Andrej Umansky en conclusion de leur contribution à Nouvelle histoire de la Shoah, dirigée par Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat et Olivier Lalieu.
Nouvelle histoire de la Shoah. Ouvrage dirigé par Alexandre Bande, Pierre-Jérôme. Biscarat et Olivier Lalieu, Passés Composés, 412 p., 24 €. Passés composés
Dans cet article, signé avec son collaborateur, le père Patrick Desbois relate plus de quinze ans de recherche de témoignages sur les massacres de Juifs en Ukraine. Avec son équipe, il a mis au jour 3200 sites d’exterminations, interviewé et filmé plus de 8000 témoins au cours de plus de 200 enquêtes de terrain. C’est à lui que l’on doit l’expression désormais usitée de «Shoah par balles» puisque les victimes étaient principalement assassinées par fusillade. Il faut souligner le caractère public du crime. Le meurtre des Juifs n’est pas effectué en secret, mais à la vue de leurs voisins. Ces derniers, véritables “spectateurs”- adultes ou enfants - sont autorisés sur place tant qu’ils ne gênent pas le bon déroulement de la fusillade. Certains voisins sont également acteurs lors d’une fusillade. Sans les réquisitionnés, dont le rôle logistique a été important, la Shoah par balles n’aurait pas été possible…»
Outre ces témoignages et des articles sur l’extermination des handicapés sous le Troisième Reich, cette Nouvelle histoire de la Shoah propose des réflexions qui ne sont pas toujours exemptes de parti pris. Ainsi, dans son chapitre sur l’histoire du négationnisme, Valérie Igounet affirme qu’en 1967, lors de la guerre des Six Jours, l’extrême droite était proarabe. Cela mériterait plus de nuance. Enfin, la question de savoir à partir de quand Vichy était informé de la solution finale reste ouverte. Pour Laurent Joly, les autorités de Vichy ne pouvaient ignorer que les Juifs déportés en 1942 étaient voués à une mort certaine.
Marc Ferro, ex-résistant dont la mère a été assassinée à Auschwitz, soutenait l’inverse en écrivant dans Pétain en vérité (Éditions Tallandier): «À la mi-1942, au moment de la rafle du Vel’d’Hiv, et même encore des mois après, Pétain ignorait tout de l’extermination des Juifs d’Europe et des Français israélites».
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