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Publié le 10 février dans Le Monde
Tiraillé entre l’Orient et l’Occident, la Syrie et la Belgique, la charia (loi islamique) et la fête, la figure du combattant et celle du déserteur, Salah Abdeslam est un homme plein de contradictions. Chemise blanche soigneusement repassée, le seul membre encore en vie des commandos des attentats du 13-Novembre s’est longuement prêté au jeu des questions pour son premier interrogatoire sur le fond, mercredi 9 février, avec patience et politesse, à mille lieues de l’accusé éruptif qui explosait dans le box au début du procès.
Jeudi 3 février, un travailleur social belge entendu comme témoin avait décrit devant la cour d’assises spéciale de Paris un des signes les plus visibles de la radicalisation : une « polarisation de la pensée » structurant le réel en oppositions irréconciliables (« eux contre nous », « bourreaux contre victimes »…). Au regard de ce symptôme, Salah Abdeslam est apparu, au fil de ces sept heures d’interrogatoire, comme un cas d’école de radicalité mal digérée, incapable de résoudre les conflits que cette approche clivante du monde soulève en lui.
Sa première ambivalence découle de son échec le soir des attentats. Seul des dix kamikazes à n’être pas passé à l’acte, il avait abandonné sa ceinture explosive avant de s’enfuir. Ecartelé entre l’image qu’il veut garder de lui-même et sa version des faits, Salah Abdeslam s’est évertué à endosser une armure trop grande pour lui, celle de « combattant de l’Etat islamique » (EI), tout en se présentant comme un déserteur. Dans une déclaration spontanée inattendue sur le sens de la peine, il a clairement laissé entendre qu’il avait renoncé à se faire exploser le 13 novembre 2015.
« L’islam triomphera de gré ou de force »
« Je tenais à dire que je n’ai tué et blessé personne, pas même une égratignure. Dans les affaires de terrorisme, les peines prononcées sont extrêmement sévères à l’égard de personnes qui n’ont ni tué ni blessé. Je comprends que la justice veuille faire des exemples. Mais, à l’avenir, si un individu se retrouve dans un métro avec une valise d’explosifs et qu’au dernier moment il veut faire marche arrière, il se dira qu’on ne lui pardonnera pas, qu’on va l’enfermer et l’humilier comme moi aujourd’hui. »
En prison, à l’isolement « vingt-quatre heures sur vingt-quatre, poursuit-il, on se demande si on n’aurait pas dû enclencher [son explosif], on se dit qu’on aurait dû aller jusqu’au bout (…). Le combat de l’EI est légitime, je suis pour la charia, mais pourquoi ça ferait de moi quelqu’un de dangereux ? Si on me libère demain, je ne suis pas un danger pour la société. »
Ce hiatus entre son engagement idéologique et sa traduction en actes poursuit Salah Abdeslam depuis les premiers temps de son embrigadement, au début du conflit syrien : « C’est mon humanité qui m’a fait regarder vers l’Orient, la Syrie. Au départ, ce n’était pas religieux. Je voyais ces gens souffrir, alors que j’étais dans mon confort, occupé à profiter de la vie. J’étais dans la culpabilité. Je continuais ma vie de tous les jours, je n’arrivais pas à aller en Syrie à cause de mes attaches en Belgique, de ma fiancée… Le soir, il m’arrivait de pleurer en pensant à mes frères en Syrie. Je savais que j’étais en faute. »
Tourmenté par la culpabilité – un des ressorts de la propagande djihadiste – et son incapacité à accomplir son « devoir » de musulman, il s’intéresse rapidement à la dimension politique de l’islam et adhère, sans réserves, au prêt-à-penser de l’EI. « Pour moi, le monde occidental impose son idéologie et ses valeurs au reste du monde. Beaucoup de musulmans sont tués à partir des bases militaires occidentales dans le monde arabe. Pour nous, musulmans, c’est une humiliation. Au début, l’EI combattait Bachar [Al-Assad, le président syrien]. Je les soutiens et je les admire…
– Il y avait aussi l’Armée syrienne libre, l’opposition laïque, suggère le président.
– Eux, ils combattaient pour la démocratie. L’EI combat pour établir l’ordre islamique sur terre.
– Partout dans le monde ?
– On n’en est pas là. Mais l’islam triomphera de gré ou de force, avec ou sans nous. Jusqu’où elle ira ? Ce n’est pas moi qui décide de ça (…). Dieu a bien séparé l’Occident et l’Orient, que chacun pratique ses valeurs chez lui. »
« Vous attaquez des civils, ils font de même »
Chacun chez lui, martèle le jeune Belge, qui semble n’habiter nulle part. A l’impossible Orient répond sa détestation de l’Occident. Faute d’avoir pu rejoindre la Syrie pour lutter contre « Bachar », c’est en Europe qu’il mènera son « djihad défensif ». Si l’EI a décidé de mener une « opération militaire » sur le sol européen, ce n’est d’ailleurs « pas dans le but de voir le drapeau noir se lever sur la France », tient-il à préciser : « Les attentats, c’était pour faire cesser les bombardements qui faisaient rétrécir le territoire de l’EI.
– Contre des civils… Ce n’est pas vraiment une opération militaire, intervient le président.
– L’EI ne possède pas d’avion ou de drones. S’il les possédait, il bombarderait, vous trouveriez ça plus civilisé ? Ils travaillent avec les moyens du bord. Je n’ai l’intention de blesser personne, je vous explique seulement…
– C’est œil pour œil, dent pour dent ?
– Voilà. Vous attaquez des civils, ils font de même. »
Le président lui demande tout de même si les exactions, comme les décapitations filmées, ne l’ont pas conduit à douter de l’EI. Salah Abdeslam a ses réponses : « Ici, en France, avant que Mitterrand n’abolisse la peine de mort, il y avait des décapitations et les gens étaient pour. » L’esclavage ? « Ça existait avant l’islam. L’islam a amélioré la situation en fixant des règles. C’est un statut social en islam, l’esclavage. »
« Je ne suis pas certain que ce soit partagé par tous les musulmans. L’esclavage a été aboli dans quasiment tous les pays », tente le président. Salah Abdeslam récite son catéchisme radical, ignorant que l’esclavage des femmes yézidies a suscité de vifs débats jusque dans les rangs de l’EI : « Pas dans l’islam ! Il faut que les gens se mettent ça dans la tête. Pour rien au monde on ne va changer notre religion pour faire plaisir aux autres. »
« La législation d’Allah est parfaite »
Me Claire Josserand-Schmidt, avocate de parties civiles, lui demande comment un jeune Belge, fumeur de joints et piètre pratiquant, en vient à prendre les armes. « La peur, la crainte. J’ai peur de Dieu, de l’enfer, du châtiment quand je prends connaissance qu’il faut faire le djihad pour aider ses frères. Je n’étais pas assidu à la prière, j’aimais faire la fête, je ne prêtais pas attention à mon seigneur. La guerre m’a fait m’y intéresser, et j’ai voulu les aider, même si je n’étais pas un pieux. »
Le gouffre entre le mode de vie de Salah Abdeslam et les valeurs qu’il professe ne laisse pas d’intriguer. Partisan d’une charia dont il n’applique aucun principe, l’accusé se réfugie sous la coquille rigide de la doxa islamiste plutôt que d’explorer ses contradictions. « La législation d’Allah est parfaite. Si on applique une autre loi, ça voudrait dire qu’un autre est plus apte à légiférer que Dieu, c’est une insulte. Donc, on s’accroche à la charia comme vous à votre démocratie. On ne lâchera rien. Mais je ne veux en aucun cas vous blesser, je ne suis pas un expert de la communication, j’essaye juste d’être sincère pour que vous compreniez les choses.
– Mais on a l’impression que rien ne change dans votre vie. Vous ne vivez pas selon les codes prescrits par la charia… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?, insiste l’avocate.
– C’est une très bonne question…
– Une vie faite de sorties, de copains, tout le monde dit que vous êtes très gentil… Vous continuez dans cette vie d’avant et, pourtant, vous vous engagez dans le processus qui va vous mener au 13-Novembre, comme une compartimentation très nette entre vos deux vies… »
Salah Abdeslam regarde l’avocate avec de grands yeux ronds. Aucune phrase de son bréviaire djihadiste ne vient à son secours. « Je vous laisse sans voix… », constate l’avocate.
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