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Publié le 29 août dans L'Express
C'est une saga qui tombe à pic. Situé dans une Belle Epoque au nom largement usurpé, La France goy est l'ébouriffant roman de l'antisémitisme, de l'infamie et plus généralement des haines françaises. Il y a quelques mois, l'ambitieuse série Paris Police 1900, sur Canal +, nous replongeait déjà dans la France de la fin du XIXe siècle, hystérisée par les factions antisémites et anarchistes. La fiction se concentrait sur des hommes d'action, le directeur de L'Antijuif Jules Guérin, le préfet Lépine, les bouchers de la Villette...
Dans La France goy, même décor et mêmes figurants. Mais son auteur, Christophe Donner (chroniqueur à L'Express), met en vedette deux hommes de lettres qui ont joué un rôle clef dans la mutation du virus de l'antisémitisme : Edouard Drumont, auteur du best-seller La France juive, et son filleul et disciple Léon Daudet, pilier de L'Action française. Journaliste de caniveau, le premier anime de ses blagues sur les Juifs le salon d'Alphonse Daudet, fréquenté par Edmond de Goncourt et Zola. De son obsession, Drumont va faire une carrière. Pour Christophe Donner, on tient là le "patient zéro" de l'antisémitisme français : "Drumont n'a pas inventé la haine des Juifs, mais il a fait mieux que souffler dessus, il en a créé la version moderne, baptisée "antisémitisme". L'ancestrale judéophobie chrétienne se veut désormais "scientifique" et raciale. Avec La France juive, Drumont publie un vaste annuaire de la délation avec ses 3 000 noms de personnalités juives ou associées à elles. Son journal, La Libre Parole, et ses duels à répétition l'amènent aux portes du pouvoir. Mais ce piètre débatteur, élu député d'Alger, se perd dans la vie parlementaire.
Léon Daudet, rejeton chouchouté de l'auteur des Lettres de mon moulin, prend alors la relève. Dans Le Figaro, le pamphlétaire décrit Alfred Dreyfus de façon immonde ("couleur traître", "épave de ghetto"...). Dans La France en alarme, en 1904, il en appelle à une bonne guerre dont ne voudraient pas les Juifs et francs-maçons. Avec sa rencontre avec Charles Maurras et la fondation L'Action française, Daudet junior scelle l'association entre antisémitisme et monarchisme, ce qu'on appelle le "nationalisme intégral". Au passage, Donner en profite pour étriller l'aura intellectuelle de Maurras, qualifié de "Forrest Gump de l'extrême droite française".
Fake-news et théories du complot délirantes
A ce feuilleton de la "question juive" qu'il conte de façon trépidante, le romancier mêle sa propre saga familiale - son arrière-grand-père Henri Gosset fut l'ami de Léon Daudet. Grâce aux archives, il retrace le parcours de cet aïeul, tout à tour masseur, marabout, escrimeur et professeur en psychologie féru d'hypnose. Séduit par le "génie de la haine" de Daudet et contaminé par son antisémitisme, Henri tombe aussi follement amoureux d'une institutrice anarchiste, Marcelle Bernard, politiquement tout son contraire.
En parcourant cette généalogie des passions tristes françaises, pleine de fiel, d'invectives et de calomnies, il est difficile de ne pas dresser des parallèles avec notre époque. Drumont a très tôt compris que la haine est un formidable carburant à exploiter, et que l'antisémitisme recrutait à droite comme à gauche. Précurseur de la rhétorique du "Qui ?", que l'on voit aujourd'hui brandie dans des manifestations contre le passe sanitaire, il s'est fait une spécialité de débusquer des "Rothschild" derrière tout scandale, de la fusillade de Fourmies au canal de Panama.
La loi sur la presse votée en 1881 pose aussi la question de la désinformation et des limites de la liberté d'expression face aux discours haineux. Les fake news et théories du complot délirantes n'ont nullement attendu Facebook. Léon Daudet en a fait un art à part entière, allant même jusqu'à inventer une conspiration judéo-allemande derrière l'inoffensif bouillon cube Maggi.
Si l'épilogue de cette saga est tragique sur le plan historique, il l'est aussi pour la famille de Christophe Donner. Comme l'auteur l'avait déjà raconté dans L'Esprit de vengeance, son grand-père Jean Gosset, fils d'Henri et de Marcelle, s'engage dans la Résistance et meurt déporté. On comprend désormais mieux les motivations personnelles de cette figure de la revue Esprit. Henriette Lévy, amie intime de Marcelle, est arrêtée par la police française et disparaît à Auschwitz. Après avoir baigné leur plume dans du venin, Drumont et Daudet ont fini par avoir du sang sur les mains.
La France goy, par Christophe Donner. Grasset, 506 p., 24 €.