Lu dans la presse
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Publié le 5 Octobre 2021

France - "Il y a un lien entre la dénonciation, très ancienne, des juifs et l’imaginaire actuel des antisystèmes"

Face à la multiplicité des incidents antisémites lors des manifestations antivax cet été, l’historienne Marie Peltier, spécialiste du complotisme, tente de comprendre ce qui peut rassembler ces multiples formes de contestation.

Publié le 26 septembre dans L'Obs

Cet été, beaucoup de Français ont découvert effarés la présence de pancartes et de slogans antisémites lors de manifestations antivax et anti-passes sanitaires. Alors que des tags antisémites ciblant également la vaccination anti-Covid ont été découverts fin août sur la préfecture et le bâtiment de l’Ordre des Médecins à Guéret dans la Creuse, le tribunal correctionnel de Metz vient de requérir trois mois de prison avec sursis contre une enseignante qui avait brandi une pancarte antisémite lors d’une manifestation récente. Cette semaine, ce sont huit internautes qui sont jugés pour des tweets antisémites adressés à une candidate au concours de Miss France. Face à cette résurgence nauséabonde, l’historienne Marie Peltier, spécialiste du complotisme, s’interroge dans son livre « l’Ere du complotisme » sur ce qui peut lier ces dérapages, la lutte contre la vaccination et l’antisémitisme, un phénomène vieux de plusieurs siècles.

Vous expliquez comment dans une société fracturée la croyance aux complots de toutes sortes peut servir de nouvelle idéologie. Cet été, on a vu par brefs moments la conjonction de protestations antivax avec des slogans antisémites, est-ce qu’il s’agit d’une union de circonstance ou d’un phénomène plus profond ?

En 2021, l’antisémitisme est à la fois souterrain et omniprésent. Et ce particulièrement dans la sphère complotiste au centre de la mouvance antivax dont il est question aujourd’hui. Je dirai même que l’imaginaire antisémite réside en amont de la pensée complotiste et qu’il est au moins présent chez certains de ses tenants de manière inconsciente.

Mais quel est le rapport entre l’administration d’un vaccin pour freiner une pandémie et la haine d’une confession religieuse ?

Avec la question des vaccins, nous touchons précisément à l’imaginaire antisystème. Depuis une vingtaine d’années, nous assistons au renouveau d’une idée très ancienne, celle que des forces occultes travaillent à miner la société, le peuple et la démocratie, or c’est le fondement même de la pensée antisémite. Dès lors, il n’est pas nécessaire de dénoncer des noms de personnalités juives comme cela a été fait, pour y participer, cela n’est pas forcément explicite, c’est pourquoi je parlais tout à l’heure de l’inconscient antisémite. La logique de pensée est en revanche commune : on dénonce un autre symbole des élites mondialisées qui manipuleraient l’ordre du monde comme par exemple le lobby pharmaceutique. Il y a un continuum sémantique entre la dénonciation très ancienne des juifs et celle actuelle du système ou de ceux qui le pervertiraient mais personne ne veut entendre cela. On ne peut pas se contenter de réagir quand c’est explicite, quand les mots « juifs » ou « Israël » apparaissent, il faut interroger le fait que la sémantique antisystème trouve ses racines dans l’antisémitisme. Or, nous assistons à un déni général à ce sujet, à un refus de voir cette présence profonde, souterraine. Ce qui, par ricochet, créé une banalisation supplémentaire de l’antisémitisme tout en lui offrant une visibilité décomplexée.

Est-ce qu’il y a une spécificité française dans les liens que vous décrivez entre un antisémitisme ancien et le complotisme actuel ?

Nous avons tout d’abord oublié à quel point le conspirationnisme était extrêmement répandu en Europe et particulièrement en France. Il y a encore aujourd’hui un large déni du fait que la société française était très antisémite au début du XXe siècle et l’est encore un siècle plus tard. C’est parce qu’il y avait une haine des juifs préalable que l’idée même de complotisme a pu se développer puis justifier en retour la dénonciation du « complot juif ». Après la Seconde Guerre mondiale, l’antisémitisme est devenu infamant, abject mais il n’a pas disparu pour autant. Si personne ou presque ne s’en réclame, les références profondes de dénonciation d’une minorité, notamment juive, perdurent. De ce point de vue, notre mémoire collective n’a pas été réglée.

Dans votre ouvrage, vous expliquez que le 11-Septembre dont nous commémorons en ce moment les 20 ans, a décuplé ces représentations et croyances…

A chaque fois qu’il y a un traumatisme collectif, un événement à la fois très fortement émotionnel et symbolique, comme le 11-Septembre, l’attaque contre « Charlie Hebdo » ou le Covid par exemple, les réseaux complotistes créent un contre-récit qui consiste à remettre en cause la véracité des événements et à leur donner une nouvelle interprétation. Il y a en revanche, rassurons-nous, plein d’événements qui n’en suscitent pas. Dans le cas du 11-Septembre, cela a, si l’on peut dire, parfaitement fonctionné.

Est-ce qu’en rapprochant le mouvement antivax d’un complotisme antisémite plus ancien, on ne risque pas l’amalgame entre des mouvements très différents ?

Il y a une tendance très forte à penser qu’avec les antivax et les anti-pass sanitaires, nous parlons de mouvements légitimes qui auraient été infiltrés et récupérés par des antisémites. Or ce qui importe à mes yeux, c’est que ces mouvements partagent un imaginaire politique qui peut être commun avec l’antisémitisme. Malheureusement, il est très difficile dans le contexte politique actuel de manifester contre le pass sanitaire – et il existe une multitude de raisons valables de le faire – sans recourir au réflexe antisystème.

Les médias se retrouvent dans une position inconfortable, ils veulent signaler ces dérapages mais cela décuple leur puissance. En dénonçant un phénomène, on se retrouve à l’amplifier…

Je suis moi-même traversée par ce questionnement. Seulement, je crois qu’il ne faut pas réagir par rapport à l’effet éventuel de sa propre prise de parole mais pas rapport à ce qui vous semble juste au départ. Il faut également prendre en compte le fait que ces prises de paroles complotistes et les nôtres interviennent dans un contexte de scénarisation de l’information. Le complotisme étant par définition un contre-récit, il va de toute façon lui-même se saisir de tous les éléments du récit médiatique et les reformuler à sa sauce pour en faire une nouvelle offre.

Quelle est la part jouée par internet dans la persistance de ces contre-récits ?

Elle est très importante, d’autant plus que l’extrême droite est extrêmement active et l’a été très tôt sur YouTube, dans les groupes Facebook et les différents réseaux sociaux actuels. On ne compte plus les chaînes YouTube complotistes dépassant les 100 000 abonnés, leur force de frappe est très grande. Il faut également y ajouter le soutien indirect à ces théories par des médias installés comme la chaîne de télévision RT ou l’agence Sputnik, qui sont eux-mêmes sous l’influence de régimes autoritaires. Ces derniers s’en servent au passage pour faire passer discrètement leur propagande. Avec « l’horizontalisation » de l’information, RT acquiert ainsi une puissance identique à celle d’un média traditionnel.

Dans les années 1960 et 1970, les négationnistes niaient la Shoah. Quarante ans plus tard, on retrouve chez les antivax et chez les complotistes, cette idée que des résultats scientifiques et leur opinion se valent, que les chiffres ne comptent pas, ou que les informations non sourcées d’une chaîne YouTube équivalent à celles produites par les dizaines de professionnels d’un quotidien…

C’est l’aboutissement d’une opinion présente il y a une vingtaine d’années à la télévision française, alors défendue mordicus par Frédéric TaddeÏ et qu’on retrouve encore aujourd’hui chez Cyril Hanouna : le fait que chaque point de vue doit être entendu pour que le public se fasse une idée. Au final, celui qui nie l’Holocauste ou le 11-Septembre peut s’exprimer comme celui qui l’a vécu dans sa chair. Cette équivalence totale est au centre de la crise des récits à laquelle nous assistons. On parle beaucoup des tendances complotistes de l’extrême droite et de l’extrême gauche mais finalement assez peu du centre, du ventre mou qui est perméable à ces idées notamment via les médias traditionnels qui mettent en scène cette « équivalence ».

L’apparition du terme « islamogauchisme » et la haine qu’il génère sans qu’on sache ce qu’il recouvre exactement ont ces derniers mois surpris le monde universitaire. N’assiste-on pas à la survivance de dénonciation de complots anciens et en même temps à l’émergence de nouvelles cibles ?

Parmi les obsessions contemporaines sur lesquelles le complotisme peut se ressourcer, il y a en effet la question de l’islam. On trouve d’ailleurs des similitudes entre la dénonciation de l’islamogauchisme de nos jours et celle de la religion juive et de son influence supposée. Dans ce cas précis, les cibles sont claires : les musulmans et la gauche. On crée de fait un discrédit et une injure au nom d’une croyance : ces deux minorités travailleraient main dans la main contre la majorité. Quelle que soit sa cible, le conspirationnisme repose sur deux socles : une trame narrative antisystème, historiquement antisémite, et une autre civilisationnelle, volontiers islamophobe. Ces deux fondements fonctionnent de concert, ils ne s’opposent pas.

À sa façon, le complotisme est même entré dans la présidentielle avec un candidat potentiel, Eric Zemmour, qui revendique croire à la théorie du « grand remplacement ». D’où vient-elle et que vous inspire son apparition dans le débat public ?

Cette théorie, historiquement d’extrême droite, a été popularisée par Renaud Camus il y a une dizaine d’années. Elle épouse toute la vieille sémantique antisémite et vise particulièrement aujourd’hui les populations musulmanes. Ces dernières sont suspectées de participer à un projet de remplacement de la population européenne et occidentale, par le biais notamment de l’immigration. Son apparition actuelle dans le débat public illustre hélas combien la rhétorique complotiste et xénophobe s’est aujourd’hui banalisée. Voir la théorie du grand remplacement, qui a notamment motivé l’attentat terroriste antimusulman de Christchurch en 2019, devenir mainstream indique à quel point de basculement la prochaine campagne présidentielle pourrait nous conduire. C’est aussi le fruit d’un débat public qui ces dernières années a confondu liberté d’expression et relativisme à l’égard des paroles de haine. Ce faisant, c’est le barrage antifasciste qui a sauté.

Cette croyance en des complots anciens ou nouveaux touche-t-elle des publics précis ?

Il est particulièrement frappant de constater que dans les manifestations de cet été comme parmi les personnes perméables aux récits complotistes, toutes les couches sociales et les niveaux de responsabilité sont représentés. Or, on fait souvent mine de croire que ce sont prioritairement les classes populaires qui sont touchées, ce qui permet de rejeter la faute sur elles tout en niant l’ampleur du phénomène. Je crois que c’est avant tout un problème politique.

C’est-à-dire ?

Il y a dans notre société un énorme besoin de ce qu’on pourrait appeler un logiciel de compréhension de l’époque. Pendant la première moitié du XXe siècle, la croyance dans la défense de la démocratie n’a pas seulement correspondu à une approche rationnelle cohérente qui a permis de s’opposer au fascisme, cela a également produit une vision d’ensemble, un lien entre les différents groupes humains. Or aujourd’hui, pourquoi défendrait-on cela de manière automatique ? Et d’abord, qui en parle en ce moment, qui met cela sur la table ? Il faut reconnaître que ce qui ressemble actuellement le plus à une vision, à un récit en lien avec l’Histoire, ce sont les forces réactionnaires qui le proposent. Aussi, si la société dans son ensemble veut défendre la raison et convaincre ceux qui s’y opposent, elle ne peut plus se contenter de leur asséner des faits, ce qui de toute façon ne les intéresse pas. Ils ont besoin d’histoires, de symboles, de se projeter dans l’Histoire. Les démocrates et les progressistes doivent travailler à cela. De la même manière, enseigner la Shoah ne suffit plus, il faut également questionner comment, une fois celle-ci enseignée, on se positionne vis-à-vis de ça, on doit savoir dans quel camp on se place.