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Publié le 26 avril dans Le Figaro
Celle qui deviendra Sarah Halimi naît le 30 novembre 1951, à Nogent-sur-Marne. Elle s'appelle Lucie Attal. Ses parents ont quitté Constantine dans les années 1950, après que des commerces tenus par des juifs ont été « caillassés ». Lucie a des cheveux bruns et la peau blanche, des yeux noisette illuminent son visage mince. Elle a la corpulence d'une brindille mais une volonté de fer et une exigence morale hors du commun. À l'aube de sa vie, elle est déjà « droite comme la justice » selon les mots de son père. Un dimanche, alors que ses parents l'amènent assister à un spectacle, elle entend sa mère la rajeunir de deux ans au guichetier pour bénéficier d'un tarif réduit. La petite Lucie pique une crise de colère et éclate en sanglot. Elle ne veut pas que l'on mente sur son âge. Elle ne veut pas que l'on mente tout court. Elle est déjà celle que décriront ses proches lors de la cérémonie en sa mémoire : dotée d'une rectitude morale rare, refusant de consentir au moindre mensonge, même s'il est minuscule et même lorsqu'il est arrangeant.
Une fois son bac en poche, Lucie Attal se lance dans d'exigeantes études de médecine. Un choix ambitieux pour cette jeune femme qui a grandi dans une banlieue populaire et dont les parents vendent des légumes sur les marchés. Elle travaille avec acharnement, constance et de pugnacité, tout comme elle fera preuve d'obstination et de rigueur lorsqu'elle rejoindra le courant orthodoxe. Alors que ses parents pratiquent un judaïsme intime et culturel, Lucie Attal choisit, à l'âge de vingt ans, de rejoindre une communauté très pratiquante et d'adopter un prénom hébraïque : ainsi Lucie devient Sarah.
Dès lors, elle respecte la pudeur vestimentaire de rigueur, porte des jupes longues et des chemises qui recouvrent les coudes, des attributs visibles et identifiables que ne manquera pas de reconnaître son voisin du dessous, comme il en témoignera lors de son premier interrogatoire. Quelques années plus tard, à 27 ans, Sarah décroche le diplôme pour lequel elle s'est tant battue, mais renonce à sa carrière pour fonder une famille. Sarah Attal rencontre Y. Halimi, psychologue de métier, pratiquant comme elle, et quelques mois plus tard, ils se disent « oui » dans la salle des fêtes de Nogent-sur-Marne. Sarah Attal devient Sarah Halimi et le restera même après son divorce cinq ans plus tard, lorsqu'elle se verra accorder la fameuse HLM de la rue Vaucouleurs à Paris.
Elle qui avait toujours fui la lumière et évité le conflit, rend son dernier souffle dans les cris et la brutalité lorsqu'un monstre apparaît dans son salon au beau milieu de la nuit pour la battre pendant plus de quarante minutes, avant de jeter son corps par la fenêtre.
Quelques mois avant son divorce, une crèche privée ouvre au cœur du quartier juif du Marais. Elle postule au poste de directrice de l'établissement, l'obtient et consacre dès lors toutes ses forces à accompagner les jeunes enfants et leurs parents : cela deviendra « l'œuvre de sa vie » selon les mots de son fils. Sarah Halimi sacrifie tout son temps à ses trois enfants et à ceux des autres. Elle fait preuve d'un engagement personnel qui dépasse de loin le cadre de ses responsabilités, s'investit nuit et jour jusque dans les moindres détails. Si pour ceux qui la connaissent peu, il peut lui arriver d'afficher un visage ferme, elle fend l'armure dès qu'il est question d'un petit être. « Un enfant qui pleure est un enfant qui a quelque chose à dire », dira-t-elle à ses filles lorsqu'elles deviendront mères à leur tour. « Ce n'était pas une gestionnaire, ni une directrice de crèche, c'était une maman. Une maman qui recevait des enfants d'autres mamans et qui leur transmettait ce qu'une maman idéale pouvait leur transmettre. Elle savait insuffler l'amour chez les enfants, leur donner de l'amour », témoignera l'ex-président de la crèche, lors de la cérémonie à sa mémoire organisée un mois après son décès. Elle « transmettait une flamme, une sensibilité, une pureté à ces enfants », témoignera-t-il.
Sa vie devait, selon l'ordre des choses, se terminer à l'image de son existence, dans le calme, la douceur et l'amour. Elle qui avait toujours fui la lumière et évité le conflit, rend son dernier souffle dans les cris et la brutalité lorsqu'un monstre apparaît dans son salon au beau milieu de la nuit pour la battre pendant plus de quarante minutes, avant de jeter son corps par la fenêtre. Dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Kobili Traoré entre par la porte de son balcon laissée entre-ouverte, la massacre au poing et alterne ses coups d'insultes tels que « salope », « pute », le tout ponctué par des sourates du Coran. Cette nuit-là, elle porte une chemise de nuit blanche, d'un tissu léger, avec des motifs imprimés bleus, boutonné à la poitrine. Le linge sommaire devenu, à force d'être porté par les petites filles et les grands-mères, le symbole ultime de la fragilité.
Nous sommes quelques jours avant Pessa'h, la Paques juive qui célèbre la sortie des Hébreux d'Égypte. L'occasion d'ordinaire, de se retrouver en famille et d'entretenir la mémoire d'un épisode heureux de l'histoire biblique, celui qui célèbre la liberté et l'espérance après trois siècles d'esclavage. Quelques heures avant la tombée de la nuit, Sarah Halimi a déjà constitué la liste des courses pour préparer un festin pour ses enfants et petits-enfants. Son gendre retrouvera cette liste sur la table de la salle à manger, au lendemain de cette nuit funeste.
* Noémie Halioua est journaliste indépendante, après avoir été reporter au Moyen-Orient pour la chaîne i24news. En 2018, elle a publié «L'Affaire Sarah Halimi» (Éditions du Cerf), un livre d'enquête documenté qui retrace dans le détail l'instruction, la nuit du crime et qui dresse un portrait de Sarah Halimi.