Actualités
|
Publié le 8 Mars 2023

Interview Crif - Entretien avec Hervé Gaymard sur le colloque "De Gaulle et le Judaïsme français : Une histoire méconnue"

La Fondation Charles de Gaulle et The Open University of Israel organisent un colloque international « De Gaulle, Israël et les Juifs » le mardi 14 mars prochain, à la Fondation Charles de Gaulle à Paris. À cette occasion, nous avons interrogé Hervé Gaymard, Président de la Fondation Charles de Gaulle.

Le Crif : Pourquoi avoir organisé ce colloque sur le thème « De Gaulle, Israël et les juifs » ?

Hervé Gaymard : Nous avons voulu ce colloque car il nous semblait d’abord qu’il y avait là, un continent caché, un pan de l’histoire intellectuelle et personnelle de Charles de Gaulle qui n’avait pas encore été pleinement défriché. Il nous semblait ensuite que cette histoire était sinon inconnue, du moins méconnue, c’est-à-dire faite de connaissances éparses, d’épisodes qui ne rendaient pas forcément justice au tableau d’ensemble. J’ajouterai que nous avons voulu que ce colloque soit franco-israélien, qu’il offre un double regard, précisément pour faire bouger des représentations trop ancrées dans la routine, et pour interroger des mémoires établies et parfois douloureuses. Pour cela, le seul moyen est un retour aux sources, aux archives, et à la continuité du parcours. Avec Denis Charbit, de l’Open University, nous avons trouvé un partenaire de confiance, animé par la même ambition, sans évidemment présager des conclusions auxquelles parviendront les chercheurs.

Sur un plan thématique, nous traiterons à Paris du lien du Général avec le judaïsme français, puis, à Tel Aviv, de sa relation avec le mouvement sioniste, ensuite avec l’État d’Israël. S’il y a bien une crise de confiance en 1967, l’idée est de parcourir ces deux chemins pour y parvenir, et pour l’appréhender à frais nouveaux.

 

Le Crif : Le général de Gaulle laisse une empreinte ambivalente dans son rapport au monde juif, ayant été à la fois l’homme du combat contre le nazisme et l’auteur des célèbres déclarations lors de la conférence de presse de novembre 1967. Quel regard porter sur cette ambivalence ?

Hervé Gaymard : C’est précisément ce type de représentation qui a motivé ce colloque. On peut en effet facilement en avoir une vision manichéenne : dès juillet 1940, de Gaulle noue des liens avec l’Agence juive, via Albert Cohen, et dès août considère les persécutions contre les juifs comme blessant l’honneur du pays. En 1947 il soutient le plan de l’ONU, et en 1948 salue la naissance de l’État d’Israël. La Conférence de 1967 pourrait alors être considérée comme un changement de cap, et même, dans une vision simple des choses, comme le début de la « politique arabe » qu’on lui prête souvent.

Or le retour aux sources montre que les choses sont beaucoup moins simples : et si, au lieu de parler de rupture, ou d’ambivalence, on recherchait dans la vision gaullienne, au contraire, la part de continuité ? De Gaulle considère Israël comme un État à part entière, ayant droit à l’existence et à la sécurité. Mais le corolaire en est précisément qu’Israël devient un État soumis aux grandeurs et aux servitudes du jeu géopolitique. Un autre géant de ce dialogue est le partenaire à qui le Général exprime cette vision : David Ben Gourion. Lors des deux visites à Paris du fondateur de l’État d’Israël, De Gaulle salue son « ami et son allié », mais manifeste aussi son inquiétude sur les effets de l’extension territoriale d’Israël, avant tout pour sa propre sécurité. En juin 1967, s’il veut avant tout convaincre Abba Eban qu’Israël ne doit pas frapper le premier, c’est parce qu’il imagine alors une conférence au sommet, pilotée par la France, et qui verrait les deux Grands (nous sommes alors en pleine Guerre froide) garantir durablement les frontières au Moyen-Orient. Après juin 1967, sa déception est sans doute liée au fait que la France a perdu cette capacité de peser en faveur d’une paix durable, tandis qu’Israël entame un cheminement progressif vers Washington.

C’est cette déception, peut-être celle aussi de n’avoir pas réussi à se faire entendre de son allié en juin 1967, qui lui fait écrire à Ben Gourion en décembre 1967 : « Il en est de même de l’émotion apparemment soulevée chez tels ou tels d’entre eux par le fait que j’ai dit de leur peuple qu’il était « un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », jugement que certains affectent de tenir pour péjoratif alors qu’il ne saurait y avoir rien de désobligeant à souligner le caractère grâce auquel ce peuple fort a pu survivre et rester lui-même après dix-neuf siècles passés dans des conditions inouïes. Mais voici qu’Israël, au lieu de promener partout dans l’univers son exil émouvant et bi-millénaire, est devenu, bel et bien, un État parmi les autres et dont, suivant la loi commune, la vie et la durée dépendent de sa politique. Or, celle-ci – combien de peuples l’ont, tour à tour éprouvé – ne vaut qu’à la condition d’être adaptée aux réalités ». 

Bref, il nous semblait nécessaire de demander à des historiens des deux pays d’arpenter de nouveau ces chemins faussement familiers.

 

Le Crif : Ses rapports à l’État d’Israël ont également été marqués par une succession de temps de confiance et de temps de défiance. Peut-on penser que les relations entre la France et Israël en ont été affectées ?

Parler de confiance et de défiance renvoie à la dimension affective, presque passionnelle, existant entre les deux pays. En 1960, De Gaulle célèbre Israël, « Notre ami et notre allié » : l’amitié est pourtant un terme assez rare chez le Général quand il est question de politique étrangère, où les États sont rarement présentés comme des « amis ». En 1959, il hérite de la IVe République la pratique d’une coopération extrêmement étroite avec Israël, née de l’aventure commune de Suez : à cette époque, la coopération militaire, les programmes nucléaires sont tellement imbriqués que c’est Ben Gourion lui-même qui donnera au Général, en juin 1960, des détails sur ces accords que celui-ci n’a pas obtenu des militaires français. De Gaulle, soucieux de développer le nucléaire militaire dans un cadre strictement national, met fin à cette imbrication, comme il le fait au même moment, dans le domaine du nucléaire civil, avec l’Allemagne et l’Italie, car l’indépendance nationale est sa ligne de force. À contrario, les tensions de 1967 ne constituent pas nécessairement une rupture avec Israël : les livraisons d’armes continuent, et en 1970, David Ben Gourion assiste aux obsèques du Général à Notre Dame, avant de saluer en 1973 en De Gaulle « le plus grand de notre génération ».

En 1960, au moment de la première visite de Ben Gourion à Paris, Le Monde saluait une « amitié sans histoire ». Je pense au contraire qu’il s’agit d’une amitié avec une grande et riche histoire, que nous allons essayer de reconsidérer. Mais pouvait-il en être autrement entre deux pays dotés chacun d’une identité stratégique forte, et d’un projet national empreint d’universel ? Une histoire aussi riche, aussi complexe, est avant tout une matière vivante qui peut aider à construire la relation de demain.

 

Pour en savoir plus :