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Le Crif : Le documentaire Shoah de Claude Lanzmann a rejoint le patrimoine cinématographique de la Mémoire du Monde de l’UNESCO, pouvez-vous nous dire quelques mots de cette démarche et de la demande conjointe entre les Commissions nationales françaises et allemandes de l’UNESCO ?
Dominique Lanzmann : Je tiens tout d’abord à remercier l’ancien Président du Crif Francis Kalifat, qui m’a rédigé une très belle lettre de soutien pour accompagner et soutenir la candidature.
Mon époux a toujours eu des affinités avec l’UNESCO, car il savait que son œuvre relevait de cette institution universelle. L’UNESCO a organisé une projection de son dernier film, Les quatre sœurs, pour le jour de commémoration des victimes des camps le 27 janvier 2017, et bien d’autres projections auparavant, en particulier celle de Shoah en direct d’une télévision iranienne, sous-titré en persan, dans le cadre du projet Aladin.
Après la disparition de mon mari et de notre fils, Audrey Azoulay m’a chaleureusement accueillie par ces mots : « Vous êtes chez vous ici à l’UNESCO », ce qui pour moi fut un véritable baume au cœur. Je connaissais bien la Mémoire du Monde de l’UNESCO par mon ami Daniel Filipacchi. Notre ami Thierry Amsallem avait porté, pour la Suisse, l’inscription des archives haute-définition son et image du festival de jazz de Montreux il y a une dizaine d’années. Il me racontait les recherches très intéressantes effectuées sur la mémoire ADN à l’école polytechnique de Lausanne, ce qui m’intéresse beaucoup car j’ai une formation scientifique, et il m’a conseillée tout au long du montage de ce dossier.
Shoah est une œuvre trop universelle pour avoir été retenue dans les priorités des dépôts de candidature nationaux français. Elle relève typiquement d’une candidature multinationale. En effet, chaque pays a un quota de deux candidatures tous les deux ans, et la liste d’attente est longue, mais lorsque plusieurs pays proposent une candidature conjointe, il n’y a plus de quotas.
La Mémoire du Monde est une section moins connue de l’UNESCO par rapport au patrimoine mondial et patrimoine immatériel, car elle a été bloquée les cinq dernières années à cause d’un conflit entre le Japon et la Corée qui avait voulu déposer les archives sur les femmes de réconfort de la période de la guerre. Les règles ont été modifiées depuis, concernant les candidatures conjointes : il faut que l’archive soit répartie entre les pays candidats. Mon choix se serait porté naturellement sur les États-Unis et Israël qui sont copropriétaires des rushes de Shoah, mais comme vous savez, ces deux pays étaient sortis de l’UNESCO, et je souhaitais que cette candidature soit déposée avant le centenaire de mon mari en 2025.
Le dossier a été pris de main de maître par l’Ambassadrice de France à l’UNESCO S.E. Véronique Roger-Lacan qui a contacté son homologue allemand. S.E. Peter Reuss a accueilli cette idée avec le plus grand enthousiasme. Il ne restait plus qu’à partager les archives du film Shoah avec l’Allemagne et trouver un receveur institutionnel allemand. Le Professeur Suzanne Zepp de la Frei Universität de Berlin, qui avait invité mon mari pour son 90ème anniversaire, Présidente d’une association de sept universités allemandes travaillant sur la culture juive, a rapidement identifié le bon receveur : le Musée juif de Berlin, le JMB, auquel j’ai donné les archives sonores non filmées préparatoires à Shoah, soit plus de 250 heures d’enregistrements sur cassettes audio. Hetty Berg, la directrice, ainsi que Tamar Lewinsky, la responsable des archives, ont immédiatement commencé à travailler à la numérisation des cassettes et viennent d’obtenir une subvention importante d’un organisme allemand pour un grand programme de recherche sur les cassettes. L’USHMM et Yad Vashem pourront facilement ajouter les rushes au corpus dès que les États-Unis et Israël seront revenus à l’UNESCO c’est-à-dire prochainement, du moins on en parle pour les États-Unis. La conjonction franco-allemande fut la condition sine qua non du succès de cette candidature.
Le Crif : Dans quelles mesures l’inscription au registre de la Mémoire du Monde de l’UNESCO a un impact sur l’œuvre et sa préservation ?
Dominique Lanzmann : Comme le dit Agnès Magnien, Présidente du Comité français Mémoire du Monde, archiviste de formation et ayant fait carrière dans l’audiovisuel à l’INA, qui m’a grandement guidée et aidée dans cette candidature : « L’inscription à la mémoire du monde donne une visibilité mondiale [...] mais elle donne aussi une responsabilité en obligeant ceux qui les détiennent à assurer leur conservation et leur accessibilité. Ce n’est pas seulement un film, il fait partie de notre histoire et de notre mémoire ».
L’inscription au Registre de la Mémoire du Monde est la reconnaissance du caractère universel de Shoah, de son statut à la fois d’œuvre d’art et d’archive historique. Shoah s’inscrit ainsi parmi les grandes œuvres et témoignages de l’humanité, Metropolis de Fritz Lang, Los Olvidados de Bunuel, les archives des Frères Lumière, ainsi que le journal d’Anne Frank et les archives du ghetto de Varsovie. Dans la même promotion, l’Ukraine a déposé les archives de Babi Yar.
Cette inscription représente aussi une sécurité pour l’avenir, vis-à-vis des retournements de l’histoire, des négationnismes. Comme le dit Audrey Azoulay, « La Mémoire du Monde est la conscience de l’humanité ».
Le Crif : Quels sont les projets à venir de l’Association Claude et Felix Lanzmann ?
Dominique Lanzmann : Nos trois axes de développement sont : tout d’abord l’Éducation. Je compte beaucoup sur l’UNESCO dont les deux piliers sont l’éducation et la culture. J’espère aussi le soutien du Mémorial de la Shoah. Et surtout je voudrais poursuivre cette inscription conjointe franco-allemande en projet pédagogique conjoint franco-allemand à partir de Shoah. Je pense que la meilleure façon de prévenir le racisme et l’antisémitisme est d’éduquer les jeunes : Shoah est un rempart très efficace contre la haine car il ne contient aucune image violente et suscite donc la réflexion et l’émotion au sein des jeunes cerveaux en développement. Claude Lanzmann avait entrepris cette démarche en 2001 en sélectionnant six extraits de Shoah d’environ une demi-heure chacun : 35 000 DVD ont ainsi été distribués dans tous les lycées de France, avec un livret pédagogique écrit par Jean-François Forges et validé par Claude Lanzmann, permettant ainsi à un professeur d’histoire ou de philosophie ou de langue, d’en faire un cours, de montrer l’extrait, et ensuite d’aborder certaines questions avec ses élèves. Le 27 janvier 2022, j’ai donné à l’Éducation nationale via Lumni enseignement de l’INA, les droits sur ces extraits dans leur version restaurée. Ils sont donc disponibles sur cette plateforme d’enseignement, les professeurs disposant de mots de passe pour y accéder. Je souhaite que la France et l’Allemagne déclinent ce dispositif pédagogique dans un maximum de pays dans le monde entier. J’espère aussi avoir le soutien du projet Aladin, qui a soutenu ma candidature, afin de nous aider à couvrir tous les pays arabes.
Notre deuxième axe est de favoriser la recherche en mettant à la disposition des chercheurs les archives papier d’un des grands intellectuels du 20ème siècle. Les archives audio et les rushes de Shoah sont déjà entre de bonnes mains ; plusieurs thèses ont déjà été soutenues. L’ACFL va employer tous les moyens techniques modernes académiques pour faire connaître la vie et l’œuvre de Claude Lanzmann. À terme, je vois un grand site internet.
Enfin la défense du droit moral, c’est-à-dire de la paternité et de l’intégrité de l’œuvre est très importante aussi et nous occupe beaucoup. En effet, prenons l’exemple des 220 heures de rushes de Shoah, qui sont la propriété de l’USHMM et de Yad Vashem : si on n’y prend pas garde, n’importe qui peut demander à les utiliser dans des documentaires. Le droit moral n’existe pas en tant que tel aux États-Unis. L’USHMM se rend compte actuellement du problème que cela peut poser. De jeunes réalisateurs s’amusent à mettre des archives sur la bande son de Claude Lanzmann, de la musique sur ses images, utilisent des scènes très ressemblantes à Shoah, font des documentaires d’une ou deux heures, et inscrivent leur nom au montage et à la réalisation. Ils n’observent pas les codes moraux de Claude Lanzmann, qui évitait absolument la juxtaposition des bourreaux et des victimes, s’interposant lui-même entre eux. Pour cela j’ai fait appel à un cabinet d’avocats spécialisé.
Je suis aidée par des amis proches de mon mari devenus mes amis : Corinna Coulmas, assistante à la réalisation de Shoah pendant plus de dix ans, trésorière de l’Association, la personne qui, après Claude Lanzmann, connaît le mieux Shoah et son tournage. Marc Sagnol, secrétaire de l’ACFL, ancien membre du comité de rédaction de la revue Les Temps Modernes, et assistant de Claude Lanzmann pour la réalisation de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, notre juriste Maître Maria de la Vega, et enfin Benjamin Delattre, cinéaste et ami de notre fils Felix. Tel est le bureau de l’association.
L’ACFL participe à de nombreuses manifestations prévues en hommage à Claude Lanzmann, telles que la rétrospective complète décidée et organisée par Arnaud Hée à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou en novembre et décembre prochains. L’association prépare aussi le centenaire de Claude Lanzmann en 2025 et espère pérenniser le travail de préservation et de transmission grâce au soutien de toutes les institutions engagées à faire vivre la mémoire de la Shoah.
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