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Publié le 25 Mai 2023

Le Crif en action - Cérémonie au camp de Pithiviers - Discours d'Éliane Klein, à la mémoire de Benjamin Férencz

À la mémoire de Benjamin Férencz, le plus jeune procureur américain au procès de Nuremberg, artisan de la création de la Cour Pénale Internationale (CPI).

Le 14 mai 2023, Camp de Pithiviers 

 

Il est, dans la Bible hébraïque, deux impératifs récurrents (non antinomiques) ayant la force d'une injonction : Zahor, « souviens toi » et Al tichkekhou, « n'oubliez pas » que l'on pourrait traduire par « mémoire oblige ».

Le geste que nous accomplissons en mai, chaque année, en ce « lieu de mémoire », s'inscrit dans la tradition juive, lui donne tout son sens, tournée vers la connaissance et la transmission de ce qui fut.

Cela répond à la phrase de Vassili Grossman : « Face à l'ampleur du désastre, et contre le chagrin, il reste la digue de la connaissance et le contrepoison de l'intelligence qui décrypte la machine de mort ».

Malgré la fragilité, l'érosion de la mémoire avec le passage du temps (Yosef Yérushalmi), il s'agit d'étudier, sans recours aux formules compassionnelles ou incantatoires, la chronologie, le cheminement idéologique ayant entraîné la séparation, l'exclusion, l'internement, puis la mise à mort d'une grande partie du peuple juif.

Dans cette démarche, mue par le sentiment d'une dette envers les disparus, il s'agit de ne pas raisonner en termes de chiffres, mais de penser à la destruction programmée d'un univers fait d'hommes, de femmes, d'enfants vivants, tout en sachant qu'il y aura toujours quelque chose d'intransmissible dans le calvaire vécu dans les camps de la mort, une mémoire sans paroles, sans images, celles des millions d'adultes et d'enfants massacrés par les Einsatzgruppen sur les territoires de l'ex Union soviétique.

Et, que reste-t-il des cris des enfants juifs arrachés à leur mère dans une commémoration institutionnalisée ? (camps de Beaune la Rolande et Pithiviers)

Je dédie mes paroles aux femmes et aux hommes, « ceux qui avaient vu ce qu'aucun autre regard humain n'avait vu » ( Georges Bensoussan), ceux qui n'ont pas été écoutés après la guerre, ceux qui, face à la tentation de l'oubli, face à la relativisation, face à la négation, ont eu le courage de consacrer une partie de leur vie à témoigner, répondant à l'obsession des nazis d'effacer jusqu'aux traces de leurs crimes.

Je pense à cette phrase d'Henry Bulawko : « Dans mes nuits sans sommeil, quand les cauchemars me harcèlent, je sens bruire en moi une colère inapaisée ».

Je dédie également mes paroles aux « orphelins de la Shoah », ces enfants qui ont survécu cachés, sauvés par des familles d'accueil, ces Justes, connus ou inconnus,

ceux dont un ou les deux parents ne sont jamais revenus. Ces enfants ont connu la douloureuse expérience de l'absence et de l'attente vaine.

Comme l'a écrit Simone Veil, « il a fallu près de soixante ans pour que leur souffrance soit exprimée et entendue dans sa singularité. Elle est désormais partie prenante de notre mémoire commune ».

Nous sommes en ce lieu, à côté des stèles où sont inscrits les noms de ceux qui, avec des millions d'autres, n'ont aucune place, dans aucun cimetière : « ce sont leurs sépultures, car à partir du moment où aucun être humain n'est laissé sans sépulture, où aucun n'est retranché de la mémoire des vivants, l'Humanité s'accomplit vraiment ». (Georges Bensoussan, Dictionnaire de la Shoah).

En ce lieu, comme à Beaune la Rolande, des milliers de Juifs furent internés après la rafle dite du « Billet vert » – 14 mai 1941 (première arrestation massive de Juifs étrangers) et après la rafle du Vel d'Hiv – 16 et 17 juillet 1942. Tous promis à un sort fatal.

Parmi eux, près de 4 000 enfants, dont aucun n'est revenu : « La Shoah dans la Shoah, l'extermination des Juifs jusqu'au dernier » (Gérard Rabinovitch).

Arrestations et internements précédés par le fichage, l'exclusion, la spoliation, avant même, parfois, la demande des Allemands.

Le projet d'extermination des Juifs a été secondé par le zèle servile, revanchard, la collaboration active de l'administration et la police de Vichy.

Pour rappel : le Statut des Juifs (octobre 1940) fut une initiative du gouvernement de Pétain, les arrestations suite à la rafle du billet vert et à la rafle du Vel d'Hiv furent exécutées par la police française…

Toutes les mesures prises, signant la faillite de la démocratie, ne provoquèrent que très peu de protestations.

Comment comprendre l'indifférence envers les Juifs après les mesures prises par le gouvernement de Pétain ?

L'antisémitisme, sous-jacent depuis des siècles en France, s'affichait dans des écrits comme La France juive de Drumont (1892), journaliste d'extrême-droite, antidreyfusard (Le Juif n'est pas français, slogan repris sans cesse).

En revenant aux années 30 et en particulier à la moitié des années 30, l'antisémitisme était l'apanage du Haut Clergé, l'élément majeur d'associations comme l'Action française, de médias comme Je suis partout, de journalistes et d'écrivains : Maurras, Rebatet, Brasillach, et surtout, Céline.

En 1937, parution de Bagatelles pour un massacre, pamphlétaire violemment antisémite, salué avec enthousiasme – un « chef d'œuvre » – par l'ensemble de la presse, de la critique et d'écrivains...

Dans la liste des manifestations d'antisémitisme, les violentes attaques, au Parlement, par des députés, comme Xavier Vallat, contre Léon Blum et des ministres juifs ou supposés tels.

Enfin, en 1938, Von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangère du Reich nazi, invité à dîner au Quai d'Orsay, exige que les ministres juifs, Georges Mandel et Jean Zay, ne soient pas présents : le Quai d'Orsay s'exécuta.

L'accoutumance à ces manifestations d'antisémitisme, distillée comme un poison avait abouti à cette indifférence : « Il y a pire qu'une âme perverse, c'est une âme habituée » (Charles Péguy).

 

Car ce crime contre l'Humanité perpétré sur le sol européen est advenu dans le silence assourdissant, l'indifférence des Nations – à l'origine du terrible sentiment d'abandon, de solitude, ressenti par de si nombreux Juifs de France…

Ceci n'est pas sans écho aujourd'hui.

« Des prémices de la guerre, jusqu'à sa fin, les gouvernements démocratiques, les organisations internationales, le Pape, etc. se sont tus devant la persécution et l'extermination des Juifs » On pourrait multiplier les exemples de soumission, de démission, d'aveuglement et de lâcheté. L'absence de volonté de sauver les Juifs fut masquée par de nombreux alibis (Gérard Rabinovitch). « L'abandon des Juifs : une réalité sèche, nue et sans appel » (Georges Bensoussan).

Quelques exemples : Avant la guerre :

En 1933, un Juif de Haute Silésie témoignait devant la SDN à Genève des « pratiques barbares des hitlériens à l'égard des Juifs. Le Président a alors donné la parole au représentant de l'Allemagne, Joseph Goebbels : "Nous sommes un État souverain... nous n'avons à subir le contrôle ni de l’Humanité, ni de la SDN". » L'Allemagne échappa à la condamnation (René Cassin).

À la conférence d'Évian, en 1938, la SDN avait maintenu les législations restrictives sur l'accueil des Juifs menacés de mort. Aucune aide ne fut décidée, seulement un prêche de bons sentiments. La conférence n'aura servi qu’à justifier la politique allemande contre les Juifs.

En 1938, la majorité des États démocratiques refusèrent de boycotter les Jeux olympiques de Berlin, malgré leur connaissance de la situation dramatique des Juifs allemands

Le livre blanc (1939) du gouvernement anglais limitait drastiquement l'immigration vers la Palestine des Juifs menacés d'anéantissement.

En mai 1939, le paquebot Saint-Louis transportait, depuis Hambourg, 937 passagers juifs allemands fuyant vers Cuba et l'Amérique. (USA et Canada). Tous ces pays ont refusé de les accueillir. Retour en Allemagne où la plupart finiront dans les fours crématoires. « Le Saint-Louis fut emblématique de ces bateaux fantômes condamnés à errer sans pouvoir s'amarrer » (Serge Klarsfeld/ préface du livre de Diane Afoumado, Exil impossible).

Pendant la guerre,

En août 1942, Gerhardt Riegner, représentant du CJM en Suisse, adresse des informations alarmantes à Londres et Washington. Refus de bombarder les rails menant aux camps de la mort.

De même, fin 1942, le courrier du gouvernement polonais en exil, Jan Karski rend compte à Londres et Washington de l'extermination programmée de plusieurs millions de Juifs.

 

1943 dernier appel des Juifs lors de l'insurrection du Ghetto de Varsovie : le monde de la liberté et de la justice se tait.

Aucune suite ! Informations occultées. Silences terrifiants face aux cris d'épouvante.

Le secours est venu d'organisations juives, le Joint américain, les Justes aux rangs desquels les évêques, curés et pasteurs qui sauvèrent l'honneur de la chrétienté.

Aujourd'hui, la voix des témoins s'affaiblissant, le décryptage du passé accompli par les travaux des historiens, ces « vigiles des faits qui édifient le barrage de la connaissance » (Rabi) nous aide à appréhender la singularité de l'extermination des Juifs d'Europe. Un fait historique, l'aboutissement de siècles d'oppression et de violences extrêmes contre le peuple juif. Génocide unique dans l'Histoire de l'Humanité : « Avant les nazis, personne ne s'était arrogé le droit de décider qui doit ou ne doit pas habiter la terre » (Hannah Arendt) expulsant les Juifs du genre humain. (L'anéantissement du peuple juif légalisé par le Droit nazi). Une rupture anthropologique dans l'Histoire de l'Humanité.

« Dans le Régime totalitaire nazi, l'inversion des valeurs passait par le dévoiement du langage, manipulant les passions, langage meurtrier légitimant le mensonge et la terreur,  héroïsant la violence extrême, à l'instar des gangsters et des maffieux » (Gérard Rabinovitch).

Le récit historique nous révèle cette vérité : pour la mise en œuvre de ce dessein criminel, ce « trou noir de l'histoire », la Shoah, où « la culture avait conclu un pacte avec la barbarie », (Sigmund Freud), c'est les moyens détournés de la civilisation au service du mal radical : les camps de la mort et le gazage des victimes détruites comme le mal absolu, comme de l'ordure, les camps de Belzec, Sobibor, Treblinka figurant le paroxysme de cette barbarie.

Dns notre quête de sens, l'ART, (« les forces de l'Esprit »), « ce substitut de l'expérience, un chemin qui permet le retour de l'imaginaire à la réalité » (Sigmund Freud), a un rôle fondamental.

Œuvres littéraires, cinématographiques, picturales, etc. La liste est longue.

Je retiens ici « la poésie yiddish de l'anéantissement » si bien étudiée par Rachel Ertel, et l'œuvre de Serge Klarsfeld qui a redonné un nom et un visage aux enfants disparus.

Enfin, notre connaissance de ce qui fut se double d'une exigence de justice.

« Justice envers et contre tout… » (Emmanuel Levinas).

En France, dans les procès pour crimes contre l'Humanité, en particulier au procès Papon, le premier procès de Vichy « a permis de regarder en face les victimes de ce régime » (A. Garapon).

Maître Michel Zaoui, l'un des avocats des partie civiles à ce procès (comme aux procès Barbie et Touvier), déclarait dans la conclusion de sa plaidoirie : « L'œuvre de justice, cette grande affaire des hommes, est là aussi pour porter secours à la solitaire douleur des survivants et de ceux qui vivent dans leur chair la mémoire de la tragédie... En manifestant sans relâche notre exigence de vérité et de justice, c'est un peu comme si nous lui avions fait cortège, à ceux qui n'ont connu que la terreur et la cendre… Votre verdict fera qu'elles ne continueront pas à vivre dans le silence et l'oubli » (Dans Mémoires de justice).

L'histoire de la Shoah a entamé notre confiance en la nature humaine, nous laissant un sentiment de fragilité, de précarité dans un monde où « tout est possible », où le mal radical hante l'espèce humaine. Mal radical que les démocraties ont peiné à élucider et à anticiper (Gérard Rabinovitch).

Le travail d'Histoire, cette mémoire qui nous oblige, nous amène à percevoir et analyser les dangers du présent, à « voir ce que l'on voit », dans notre pays, en Europe et dans le monde en général.

Comme chaque année, nous revenons à ce terrible constat : la pérennité de l'antisémitisme, survivant à toutes les convulsions de l'Histoire, mutant comme un virus indestructible croissant avec le complotisme, les réseaux sociaux, les compromissions, etc.

Ainsi, comme l'a analysé Yonathan Arfi, le Président du Crif, le projet de résolution proposé par l'extrême gauche qualifiant Israël d’« État d’apartheid », alimente la propagation inquiétante de l'antisionisme, source principale de l'antisémitisme en France.

De même, l'idéologie raciste, le wokisme, fait de « l'homme blanc, juif, le parangon de l'oppression raciste et colonialiste » (Pascal Bruckner).

Ce mouvement appelle à la « libération de la Palestine de la rivière (le Jourdain) à la mer ».

« Le boycott et la diabolisation d'Israël s'apparentent aux mesures juridiques des nazis pour exclure les Juifs avant de les assassiner : Israël, source du MAL, donc juste de détruire » (Simon Epstein).

Les Juifs français assassinés, dont trois jeunes enfants, à Toulouse – Arié et Gabriel Sandler, Myriam Monsonégo, – tués à « bout portant – le tueur islamiste réitérant le geste des SS » (Robert Badinter) souhaitant ainsi venger les enfants palestiniens.

Je retiens le quasi silence des médias, aucune manifestation des citoyens après ces assassinats, comme si cette tragédie ne concernait que la « communauté juive ».

« L'antisémitisme est l'affaire de tous les français » (Amine El Khatmi).

Ce silence résonne comme l'écho de la solitude juive évoquée plus haut (Extension du domaine de la solitude juive, Éric Conan).

(Comme nous n'oublions pas les autres victimes de cette haine – je ne les citerai pas tous – prêtres, enseignants, policiers, tous représentant les principes fondant notre démocratie).

 

Face à « la volonté de détruire l'idée d'Humanité commune, l'unité du genre humain » (Pascal Bruckner), face à ces faits concernant l'Histoire de la Shoah et la féroce actualité du présent, il nous incombe de mener un combat civique, celui de la civilisation contre la barbarie.

 

Éliane Klein, Déléguée régionale du Crif Centre 

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