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Le Crif : Dans votre livre Nos combats pour la République (Éditions Robert Laffont, mars 2025) comme dans les conclusions des Assises de lutte contre l’antisémitisme que vous avez organisées récemment, vous soulignez l’importance de renforcer les actions vers les jeunes. L’Assemblée nationale, après le Sénat, vient d’adopter un texte de loi relatif aux Universités. En quoi est-ce une importante avancée ?
Aurore Bergé : Après avoir été adoptée à l'unanimité au Sénat, la proposition de loi a été adoptée à large majorité à l'Assemblée nationale et nous espérons un accord rapide en commission mixte paritaire entre les députés et les sénateurs. Ce texte a un premier volet important, celui de la formation, qui a d’ailleurs été renforcé dans le cadre de l'examen du texte à l'Assemblée nationale, afin qu'il y ait une formation obligatoire pour les élus et étudiants sur la question de l'antisémitisme et du racisme. Cela me paraît extrêmement pertinent et important que cette formation soit prévue et effective.
Ensuite, au-delà du dispositif de sensibilisation, d'information et de formation, le texte de loi prévoit des sanctions disciplinaires en cas de propos et actes antisémites et racistes dans les Universités. Dans les cas que nous avons observé récemment, la difficulté était de ne pas pouvoir avoir de sanctions disciplinaires suffisantes. Avec le texte adopté par l’Assemblée nationale, le président de l'Université touchée va pouvoir se saisir de la loi pour permettre que des sanctions, en cas d'actes et propos antisémites ou racistes, soient appliqués à l’encontre des personnes fautives.
Je salue ce texte, venu d’une initiative parlementaire portée par les sénateurs. Il y a eu une belle unanimité dans la Haute Assemblée et une large majorité, moins les « Insoumis » et les communistes à l'Assemblée nationale, malheureusement. Mais les députés écologistes et les socialistes ont voté ce texte à l'Assemblée. Je pense qu'il faut aussi reconnaître les victoires quand elles sont là et apprécier le large consensus quand il a lieu. Et la victoire, c'est que ce texte a été adopté dans un large consensus.
Malheureusement, il faut noter aussi que, dans le cours des débats, on a à nouveau constaté des écarts de langage, de conduite, des comportements et des propositions qui étaient absolument insupportables. Je les ai personnellement combattues tout au long d’une soirée de débat à l’Assemblée. Mais l’essentiel est le résultat : ce texte a été adopté.
Le Crif : Pour les plus jeunes, le défi éducatif est énorme. Les dérives se sont aggravées, il a été observé que 42 % des actes antisémites proviennent de jeunes de moins de 35 ans, et beaucoup d’incidents se sont produits en milieu scolaire. Quelle est la priorité des actions à mener ?
Aurore Bergé : Si les victimes malheureusement sont de plus en plus jeunes, en effet les auteurs sont aussi de plus en plus jeunes. Cela veut dire que l'impératif d'éducation est une priorité. Je n'accepte pas l'idée qu'il y aurait une génération perdue, parce qu'accepter qu’il y ait une génération perdue cela voudrait dire qu'on cesse le combat, qu'on rend les armes et qu'on considère qu’on ne viendra pas à bout de ce fléau, voire qu'il pourrait s'amplifier encore et qu'on laisserait faire. Ce n’est pas possible. Je refuse une société du laisser-faire. Donc, on se bat et on se bat évidemment en premier lieu sur la question de l'éducation.
En résultante des recommandations issues des Assises, il y a d’abord la protection de nos enseignants, c'est absolument indispensable. Dans notre pays, des enseignants et des écoles ont été pris pour cible, on se souvient de l’école Ozar-Hatora de Toulouse en 2012, où ont été assassinés Arié Sandler, Gabriel Sandler, Jonathan Sandler et Myriam Monsonego, on se souvient des assassinats du professeur Samuel Paty en 2020 à Conflans-Sainte-Honorine et du professeur Dominique Bernard en 2023 à Arras. Les recommandations portent sur le renforcement de la protection fonctionnelle des enseignants, pour qu’elle ne soit plus discrétionnaire mais systématique, pour que les établissements puissent également porter plainte en lieu et place des enseignants, que ce soit dans l'enseignement primaire, le secondaire ou le supérieur.
Et puis, il faut à l’évidence renforcer la formation des enseignants sur les formes renouvelées de l'antisémitisme et prévoir que, dans les concours d’accès aux métiers de nos enseignants, il y ait des épreuves sur le sujet de la lutte contre l'antisémitisme et le racisme. Ce sont des propositions qui me paraissent déterminantes pour mieux permettre de faire face à la situation. Meilleure protection, meilleure formation, pour que tout simplement les enseignements soient confortés de manière systématique et qu'on ne laisse évidemment rien passer si, pendant les cours, se produisait le moindre incident.
Il y a eu 1 570 actes antisémites recensés dans notre pays en 2024, 1 570 qui ont donné lieu à un signalement. On sait malheureusement qu'il y a aussi tous les actes qui ne sont pas signalés car trop de victimes se disent que cela ne servirait à rien. C'est là où, nous, on réaffirme par les Assises, par les engagements sans relâche qui sont les nôtres, par la loi qu'on vient de voter, par les circulaires qui ont été adressées par les différents Gardes des Sceaux, qu’évidemment ces plaintes sont prises en considération et que les condamnations en résultent. Et d'ailleurs, les avocats eux-mêmes le disent, quand on est victime il faut le signaler et systématiquement déposer plainte, parce que les consignes ont été très claires, pour que la Justice traite systématiquement ces affaires.
Le Crif : Les actes racistes, eux aussi selon les chiffres du ministère de l’Intérieur ont malheureusement augmenté et on constate que certains veulent opposer l’antisémitisme et le racisme, aux extrêmes certains tendent à taire ou minorer les actes antisémites, d’autres les actes racistes antimusulmans. N’est-ce pas devenu un gros problème cette difficulté à mener une lutte globale, cette tendance à différencier les violences en fonction de l’origine ou de la religion de leurs victimes ?
Aurore Bergé : Oui, évidemment, c’est un grave problème c'est pour cela que, moi, je suis profondément universaliste. L'universalisme c'est, dans le même mouvement, combattre l'antisémitisme, le racisme et toutes les formes de haine. C’est un élément-clé des principes de la République. Chaque type de haine peut recouvrir bien sûr des spécificités, correspondre à une histoire particulière ou à un contexte précis, mais c'est évidemment ce combat universaliste qui doit nous animer. Aujourd'hui, on voit bien ceux qui veulent fracturer, ceux qui veulent segmenter, ceux qui veulent nous opposer, ceux qui veulent mettre face à face, comme si on ne pouvait pas, dans le même moment et en vertu des mêmes principes républicains, être révulsé par les attentats terroristes qui se sont produits en Israël le 7 octobre 2023 et être horrifié quand un homme est assassiné dans une mosquée dans le Gard.
Évidemment il faut combattre la haine partout où elle surgit et frappe, et il faut la nommer aussi pour ce qu'elle est, cela me paraît absolument essentiel. Aucun relativisme ne devrait apparaître quand des victimes sont assassinées par des fanatiques. L'universalisme nous protège parce que l'universalisme ne hiérarchise pas, parce que l'universalisme ne trie pas les victimes. Il est un impératif républicain démocratique essentiel.
Le Crif : Vous sentez aussi, que face aux extrêmes, aux forces dîtes « identitaires » qui misent sur des réflexes primaires et ne cessent de privilégier une religion ou origine particulière, le combat républicain est devenu plus compliqué qu'il y a dix ou quinze ans ? Et que, dans la classe politique et la société, ce qui était une évidence et des principes intangibles ne le sont plus ?
Aurore Bergé : Oui, j'en parle d'ailleurs dans mon livre, j'appartiens à une génération politique pour laquelle ce qui apparaissait comme des évidences l’est malheureusement de moins en moins. La République, l'universalisme, la démocratie, le combat pour des valeurs essentielles et inséparables, contre l'antisémitisme, le racisme et toutes formes de haine, pour la laïcité aussi, on voit bien qu'aujourd'hui on n'est plus d'accord sur les mots, sur leur sens et sur la manière avec laquelle on doit tous lutter face à ces fléaux. Et, en plus, on nous interdirait de lutter dans le même mouvement contre tous ces fléaux-là ? Oui, ce combat pourtant essentiel est plus dur à mener parce qu'il y a tous ceux qui espèrent que ce combat soit encore plus dur et qui veulent fragmenter, communautariser, diviser, à des fins électoralistes cyniques et sordides. Face à cela, il n’y a qu’une réponse, elle est centrale, c'est la réponse républicaine, elle doit être forte et intransigeante.
Le Crif : Dans le domaine de la Justice, vous êtes favorable à la proposition qui consiste à intégrer les discours et les actes de haine antisémites et racistes dans le droit pénal, en les sortant de la loi 1881 sur la presse. Pour quelles raisons, quelles avancées cela permettrait ?
Aurore Bergé : Je sais que cela crée un débat et que tout le monde n'est pas forcément d'accord. Mais je constate que des voix autorisées s’expriment pour appeler cette mesure. Je pense que cela enverrait un signal très clair qu’on affirme dans le droit, avec encore plus de clarté et de fermeté, que l'antisémitisme ou le racisme ça ne de débat pas, ça se combat et que ç’est sanctionné pénalement. Il faut le réaffirmer, l’antisémitisme et le racisme ne sont pas des opinions, ce sont des délits. Aujourd'hui, à partir du moment où les sanctions figurent dans le droit de la presse, comme l’injure ou la diffamation, cela envoie un signal que, finalement, on pourrait avoir le droit d'en débattre et qu’il faut des juridictions spécialisées pour pouvoir traiter le mal.
Le Crif : La jurisprudence en France est pourtant claire quand même aujourd'hui, l’antisémitisme et le racisme ne sont pas des opinions mais des délits, non ?
Aurore Bergé : Oui, la jurisprudence est constante mais deux questions sont posées. La première est la question de l'échelle des peines dans la mesure où l'échelle des peines n'est pas la même quand vous êtes dans le droit commun (où des dispositions inscrites dans le code pénal s’imposent) ou quand vous êtes dans le droit de la presse. La seconde question est celle du volume de dossiers à traiter. Quand vous êtes à plus de 6 000 dossiers aujourd'hui, une difficulté à les traiter se pose par les tribunaux ou chambres spécialisés en droit de la presse, la situation n'est pas la même quand vous êtes à Paris ou quand vous êtes dans un autre territoire de la République. Or, je veux garantir que, quel que soit le territoire de la République concerné, on ait exactement le même traitement judiciaire, on ait exactement le même niveau d'accompagnement et de protection.
C’est pourquoi, à la fois pour le signal clair de fermeté et au titre de l’égalité des territoires en matière de traitements des affaires d’antisémitisme et de racisme, et donc pour un impératif d'efficacité, oui, je suis très favorable au passage des délits d’antisémitisme et de racisme dans le droit commun, à leur intégration dans le droit pénal, meilleure manière d’assurer la fermeté et la rapidité des sanctions.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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