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Le Crif : Notre démocratie semble malade de ses radicalités et leurs débordements de violences. On a pu constater que des élus, nationaux et locaux – comme le Maire de Saint-Brevin en Loire Atlantique – ont été gravement menacés : le domicile de ce Maire a par exemple été incendié, cet épisode provoquant sa démission. Que vous inspire ces dérives ?
Georges Sérignac : Ces débordements de violence sont bien sûr inadmissibles et il faut les condamner sans hésitation et avec la plus grande fermeté. Aucun élu de la République ne devrait être menacé en démocratie. L’analyse de l’état démocratique du pays n’en est pas moins complexe et renvoie à des considérations tenant à la fois au nécessaire respect des institutions républicaines et aux évolutions nécessaires elles aussi des pratiques démocratiques afin de mieux prendre en compte l’expression populaire.
Le point de cristallisation du problème remonte sans doute au référendum de 2005 sur le projet de Constitution européenne, qui a été rejeté, ce rejet n’étant ensuite pas totalement pris en compte, en tout cas cela a été ressenti comme cela. L’écart entre les élites politiques et le peuple s’est aggravé, il n’a cessé de se creuser pour aboutir à une crise assez générale de la représentation. La démocratie, ce n’est pas seulement l’élection au suffrage universel des représentants. C’est aussi le jeu des contre-pouvoirs et la diversité des modes d’expression.
Le décalage entre les représentants (quels qu’ils soient, exécutif, législatif, élus locaux) et le peuple, on peut l’observer un peu partout dans les démocraties mais il est prononcé en France. On voit la dangereuse montée des discours populistes, colportant toute une série de démagogies qui viennent flatter les instincts les plus mauvais. Mais on voit aussi une montée d’aspirations, légitimes et saines celles-là, à ce que les expressions populaires soient davantage prises en compte.
Depuis une vingtaine d’années, des symptômes et crispations se sont accumulés, on se souvient de l’épisode paroxystique des Gilets jaunes.
Tout cela a provoqué une radicalisation des positions, avec des violences dont certaines sont récupérées ou instrumentalisées par des mouvements qui ont théorisé le chaos, l’insurrection ou la désobéissance civile. On a constaté la violence extrême des black blocks, d’extrême gauche ou d’extrême droite on ne sait plus très bien le distinguer, ce sont des ultra violents, de plus en plus nombreux et organisés, qui veulent avant tout en découdre. Tout cela conduisant à une réponse du pouvoir qui est surtout sécuritaire.
Toutes ces tensions créent un climat de violence inquiétant pour notre démocratie qui ne pourra pas faire l’économie d’un aggiornamento. La légitimité du pouvoir, qu’il soit exécutif ou législatif, n’est pas en cause, elle découle des élections. Il n’empêche qu’on peut imaginer que, peut-être avant la fin de l’actuel mandat présidentiel ou après, et compte tenu de l’ampleur des contestations, des éléments nouveaux et des initiatives débouchent sur une réforme des pratiques démocratiques.
Le Crif : Que préconisez-vous pour faire face aux violences qui touchent les élus et avancer désormais en matière de pratiques démocratiques ?
Georges Sérignac : Face aux violences, la loi doit être strictement et fermement appliquée. Sur le sujet des pratiques démocratiques, nous pensons qu’elles doivent évoluer et qu’il faut progresser dans le sens d’une plus grande participation populaire. L’idée des conventions citoyennes est intéressante, il faut sans doute les développer mais il faut que les populations se sentent mieux représentées, que le pouvoir législatif puisse rendre des comptes, peut-être que les mandats soient plus courts et plus encadrés. En tout cas, une série de réflexions et de propositions doivent tendre à mieux équilibrer les pouvoirs, à développer les pratiques de gouvernances et d’échanges démocratiques entre le pouvoir et les citoyens pour que les Français se sentent mieux écoutés et représentés.
Les défiances radicalisées sont un mauvais virus qui atteint notre démocratie. Il faut en prendre la pleine mesure et que les aspirations citoyennes soient mieux intégrées par les institutions et leurs représentants. C’est un chantier fondamental. Le numérique permet d’ailleurs de réaliser des progrès, d’organiser des consultations, malgré certaines horreurs et les dérives qu’on peut déplorer sur les réseaux sociaux. Quand on prend du recul, on peut constater qu’il y a quand même, globalement, une élévation générale du niveau de culture et d’attente des citoyens, niveau souvent plus avancé en matière de conscience politique et civique que ce que l’on croit.
Le Crif : C’est un élément d’optimisme…
Georges Sérignac : Oui, je crois qu’on peut aller vers le meilleur avec l’outil numérique.
Le Crif : La Présidente de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat et le Président du Conseil économique, social et environnemental (CESE) ont enclenché un cycle de consultations en vue de faire émerger de nouvelles propositions sur la vie des institutions et de notre démocratie. Appelez-vous les différents groupes politiques à trouver un consensus républicain trans-partisan sur ce sujet ?
Georges Sérignac : Oui, d’autant plus qu’au Grand Orient nous sommes nous-mêmes trans-partisans. Nous ne faisons pas de politique au sens partisan, nous réunissons des citoyens de sensibilité de gauche, d’autres de sensibilité de droite, nous refusons clairement les extrêmes et, naturellement, nous estimons que des avancées démocratiques doivent pouvoir se faire avec l’assentiment du plus grand nombre de sensibilités.
Le Crif : Sur les réseaux sociaux, l’antisémitisme et le racisme, à mots plus ou moins couverts, se répandent parfois avec virulence autour des thèses complotistes. Comment mieux faire face à ce fléau, qui sévit dans le cadre d’une communication moderne qui échappe aux frontières et parfois donc aux lois ?
Georges Sérignac : La partie de la population obsédée par ces thèses imprégnées d’antisémitisme et de racisme est, en fait, faible. L’enjeu est que cette partie de la population n’ait pas un effet contagieux sur une partie plus importante et croissante. On a bien vu que les « antivax » par exemple, qui ont fait beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux, ont été finalement faibles quantitativement et comptent assez peu de troupes vraiment convaincues. Les personnels soignants « antivax » par exemple ont été ultra-minoritaires à l’hôpital. La bruyance du sujet n’est pas du tout représentative de la réalité. Les réseaux sociaux ont joué, dans ce cas comme dans d’autres, un rôle de caisse de résonnance amplificatrice. Pour cette raison, entre autres, le doute critique doit être toujours en éveil face aux réseaux sociaux.
Les tenants de thèses complotistes, antisémites et racistes sont heureusement minoritaires mais il ne faut pas moins être très vigilants. Une minorité peut déverser ses haines et même, dans certaines circonstances, les propager et prendre le pouvoir. C’est pourquoi il faut, avec la plus grande intransigeance, face aux propos et aux actes antisémites et racistes, appliquer la loi, là encore strictement et fermement. Aucune concession n’est possible, surtout dans un contexte de crises dont peuvent profiter une série de démagogies et de thèses insensées. Les pouvoirs publics et la Justice doivent jouer leur rôle de protection sans faille. Dans une démocratie, le droit est un rempart contre les dérives. Il doit s’appliquer.
Le Crif : Vous étiez récemment en Arménie, pays gravement menacé par l’Azerbaïdjan. Le contexte est compliqué, la Turquie soutenant l’Azerbaïdjan contre ce que le pouvoir turc estime être son ennemi historique, l’Arménie. Comment protéger ce pays et cette culture ?
Georges Sérignac : La situation est en effet très complexe et l’Arménie est dans une période qui peut être pour ce pays, à terme, un danger mortel. En allant à Erevan, il s’agissait pour nous, à l’occasion de la commémoration du génocide de 1915, de témoigner de notre amitié, de notre fraternité, de notre empathie au-delà bien sûr des aspects géopolitiques qui ne sont pas de notre ressort.
Au vu de l’histoire et de la mémoire, nous avons tenu à simplement exprimer une solidarité humaniste qui relève aussi d’un devoir humanitaire présent, qui concerne tout acteur de la société civile qui se doit d’aider les Arméniens, très inquiets pour la survie de leur Nation et de leur peuple. On en est malheureusement là. L’enclave arménienne du Haut-Karabakh est plus que menacée, elle est encerclée, enfermée, victime d’un dur blocus imposé par l’Azerbaïdjan dans une logique expansionniste. C’est une situation terrible pour les populations qui, là-bas, ne peuvent plus se déplacer et même s’approvisionner en certains biens alimentaires essentiels. La situation est très préoccupante et nous avons voulu marquer, à notre modeste niveau, une solidarité qui nous semble élémentaire et important à manifester. Nos principes humanistes fondamentaux doivent s’exprimer à ces moments-là, quand une population et un pays sont en danger.
Le Crif : La question du droit des femmes est aussi l’un de vos grands combats. En Iran, on a vu se déployer, avec un courage extraordinaire, la volonté de nombreuses femmes (et de nombreux hommes aussi) revendiquant des libertés élémentaires, pourtant bafouées avec violence dans ce pays. Le régime iranien maintient et même renforce la répression. N’est-ce pas décourageant ?
Georges Sérignac : Nous avons pu échanger avec des Iraniennes et des Iraniens, qui montrent en effet un courage hors du commun et qui nous disent que les femmes et les hommes en Iran ont été nombreux à risquer leur vie pour l’accès à des libertés simples et fondamentales mais aussi qu’une chappe de plomb les menace toujours et que les relais, dans ce grand pays, ne sont pas pour l’instant suffisants pour espérer une évolution positive et rapide dans ce pays fractionné, soumis à une terrible répression policière et militaire.
Le Crif : La peur exerce son terrible poids…
Georges Sérignac : Oui, comme dans toute dictature sanguinaire, la peur est la première des armes pour imposer un pouvoir absolutiste. Ce que nous disent aussi ces Iraniennes et ces Iraniens, c’est qu’il y a quand même en Iran un véritable et large courant sous-terrain qui aspire aux libertés, courant qui est soumis aux tentatives de répressions mais courant qu’il ne faut pas sous-estimer. À l’avenir, ce courant démocratique pourra peut-être aboutir à l’éclosion de libertés ce qui, il y a encore quelques années, était impensable en Iran. Tout n’est donc pas désespérant dans ce pays même si les lueurs d’espoir paraissent, à court terme, faibles.
Le Crif : Des scènes publiques ou semi-publiques sont, malgré tous les risques, apparues ici ou là en Iran, ce qui étaient inimaginable il y a quelques années ?
Georges Sérignac : C’est vrai que des Iraniennes et des Iraniens font preuve d’un courage rare, qu’il faut saluer. Ils risquent leur vie, les forces de répression sont terribles. Mais l’Iran est un vaste pays et les régions les plus portées par le mouvement visible de l’émancipation ne sont malheureusement pas majoritaires. Il faut sans doute, pour les démocraties et les citoyens humanistes, d’autant plus les soutenir. Même symboliquement et moralement. Pour que ces femmes et hommes d’un exceptionnel courage ne tombent jamais dans l’oubli.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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