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Le Crif : Dans votre rapport, vous dressez un état des lieux de la situation actuelle en matière d'antisémitisme, en France. Quelles sont vos principales observations ?
Marie-Anne Matard-Bonucci : La première partie du rapport dresse en effet un tableau des réalités de l’antisémitisme dans l’Hexagone, fondé sur des enquêtes fiables et les travaux des chercheurs. On y fait le constat d'une situation très alarmante, tout particulièrement bien sûr depuis le 7 octobre 2023, qui marque une recrudescence des actes et des propos antisémites déjà à un niveau élevé depuis 20 ans. Cette augmentation est sans équivalent pour d'autres minorités victimes de racisme, en valeur absolue mais, plus encore, en proportion du poids démographique des Juifs de France.
Dans cet état des lieux, nous présentons les principales caractéristiques de l'antisémitisme contemporain dans la France d'aujourd'hui. Nous n’avons pas esquivé la délicate question du prisme religieux de l’antisémitisme, dont la matrice historique est le christianisme, mais qui est aujourd’hui davantage présent parmi les musulmans, y compris chez les jeunes. Nous n’avons pas évité non plus la question des instrumentalisations politiques de l’antisémitisme particulièrement répandues aux deux extrémités de l’échiquier (sans être d’ailleurs absent dans d’autres familles de pensée mais dans une moindre mesure). Plutôt que de faire l'inventaire des déclarations des politiques sur ce sujet nous avons essayé de synthétiser ce que montrent les enquêtes d'opinion qui analysent les électorats et les sympathisants des différents partis. Celles-ci attestent d’une surreprésentation des troupes antisémites dans la mouvance de LFI mais aussi chez les sympathisants du Rassemblement national.
Le Crif : Le rapport insiste aussi sur la dimension générationnelle de l'antisémitisme, qui est plus important chez les plus jeunes ; comment peut-on l’expliquer ?
Marie-Anne Matard-Bonucci : En effet, et c’est très inquiétant, c'est chez les moins de 35 ans que les préjugés antisémites sont les plus répandus. On remarque que les propos antisémites sont très présents dans les zones d'éducation prioritaire et chez les jeunes Français de confession musulmane. Voilà pour ce qui est du constat. Comment l’expliquer ? Des enquêtes spécifiques sollicitant des données à caractère sociologique et religieux nous aideraient à répondre plus précisément à cette question. Les rapports de la CNCDH (Commission nationale consultative des Droits de l’Homme) montrent, depuis des années, un lien inversement proportionnel entre le niveau de qualification et les préjugés antisémites et racistes. Mais comment expliquer, par exemple, au sein de la jeunesse, la surreprésentation des stéréotypes antijuifs dans la tranche d'âge 25-35 ans, par rapport aux plus jeunes ? L'hypothèse d'un rôle délétère de certains influenceurs sur les réseaux sociaux pourrait être une piste à explorer. Ces chiffres traduisent aussi une forme d’échec des dispositifs mis en place jusqu’ici pour lutter contre l’antisémitisme, d’où certaines propositions du rapport visant à repenser assez profondément les approches pédagogiques et à mettre en place une véritable offre de formation.
Le Crif : Quelles sont les mesures prioritaires proposées en ce domaine ?
Marie-Anne Matard-Bonucci : Nos préconisations sont fondées sur un état des lieux des forces et des moyens mis en œuvre pour lutter contre l'antisémitisme. Il serait injuste et caricatural de dire que l'Éducation nationale ne fait rien mais il est clair que les politiques publiques ne sont pas à la hauteur des enjeux. Le rapport recense les actions conduites par des institutions mémorielles ou muséales, qu'il s'agisse du Mémorial de la Shoah, du Musée d'art et d'histoire du judaïsme ou encore des Mémoriaux du camp de Rivesaltes et du camp des Milles et par les grandes associations antiracistes universalistes (Licra, SOS Racisme, MRAP). Mais face à l’ampleur et à la complexité des défis, il convient d’aller au-delà.
Le besoin de formation est immense et ses modalités doivent être repensées, au niveau de l’enseignement secondaire, des universités mais aussi des enseignants et plus largement de l’ensemble des personnels de l'Éducation nationale et de l'Enseignement supérieur. Former à la lutte contre l’antisémitisme et les racismes ne s’improvise pas et la sensibilité du sujet exige une solide maîtrise (des contenus et des enjeux), une approche pointue et spécifiquement adaptée aux publics visés. Pour répondre à cette exigence, nous recommandons donc la création d'un Institut de formation et de recherche sur le racisme et l'antisémitisme avec des postes dédiés.
Nous proposons aussi d'appréhender autrement ces sujets. Pendant deux à trois décennies la mémoire de la Shoah a été considérée comme le levier principal de la lutte contre l'antisémitisme. Par la suite, les programmes scolaires ont élargi la perspective à l'histoire des génocides et des violences de masse. Il apparaît pourtant que cette approche à travers un paradigme victimaire n'a pas constitué un rempart contre l'antisémitisme. La concurrence mémorielle et victimaire nourrit aujourd'hui les hostilités identitaires.
En outre, comment faire comprendre les mécanismes ayant conduit à la Shoah si l’on fait l'impasse sur ce qui précède : la matrice chrétienne de l’antisémitisme, ce que Jules Isaac appelait « l'enseignement du mépris » ; le lien étroit entre nationalisme et antisémitisme, de Barrès à Maurras ; la façon dont certaines formes de populisme ont nourri un « antisémitisme social », de Proudhon à gauche, à Drumont à droite, aux formes plus contemporaines qui circulent sur les réseaux sociaux. Autant d’éléments de connaissance indispensables pour comprendre les permanences de l’hostilité antisémite. Nous recommandons également d'introduire dans les programmes une histoire des mondes juifs qui ne se limite pas à l’histoire de l'antisémitisme et des persécutions mais qui permette de souligner, notamment pour la France, l'apport des Juifs à l'histoire de la France et de la République. Enfin, pour déconstruire l'antisémitisme, il est nécessaire d’en éclairer les spécificités mais aussi les ressorts communs avec d’autres formes de racisme pour désamorcer les concurrences victimaires. Vladimir Jankélévitch distinguait le racisme « hostilité envers un autre visiblement autre », de l'antisémitisme « hostilité envers un autre imperceptiblement autre ». Parmi nos recommandations, dans un contexte de détournement de la critique du sionisme à des fins antisémites, nous préconisons de mieux former les élèves et les enseignants à une histoire du Moyen-Orient qui, pour le moment, est abordée presque exclusivement dans une perspective géopolitique.
Le Crif : Il a été observé que certains professeurs sont réticents à aborder certains sujets, pourtant cruciaux en matière d’éducation, comme l’histoire (de la Shoah) ou la laïcité. Cette question a-t-elle été abordée par les Assises et que préconisez-vous pour permettre aux professeurs d’enseigner librement et sereinement, comme il se doit, notamment l’histoire et la laïcité.
Marie-Anne Matard-Bonucci : Ce malaise est à la fois la conséquence d’un manque de formation - nombre d’enseignants disent ne pas se sentir « armés » pour intervenir sur ces sujets – et d’une attente de protection par les institutions en cas de difficulté. Le rapport fait des recommandations en matière de signalement et de sanction des faits à caractère raciste et antisémite dans les établissements d’enseignement. Comme il existe désormais des référents dans l’Enseignement supérieur, nous proposons notamment la création d’un réseau de référents formés à ces problématiques. En matière de laïcité, la création des équipes « Valeurs de la République » (2018) a représenté une étape importante qui peut inspirer une action à venir sur le terrain de la lutte contre l’antisémitisme et les racismes. Mais encore une fois, l’enjeu majeur se situe sur le terrain de la formation, seule arme possible en matière de prévention.
Le Crif : Richard Senghor, vous êtes un expert en matière de Justice, qui est l’un des grands enjeux en matière de lutte contre l’antisémitisme et le racisme : quel est la voie recommandée en ce domaine pour renforcer les sanctions ?
Richard Senghor : Si les travaux et les projets portant sur la prévention, l’éducation et la transformation des mentalités sont indispensables, ils poursuivent nécessairement des objectifs de long terme. Face à la recrudescence des propos et des actes à caractère antisémite, à court terme la société doit être en capacité de sanctionner davantage et plus efficacement ces comportements. C'est dans ce sens que le groupe de travail Justice des Assises, composé de praticiens du droit -avocats, magistrats- et d’enseignants-chercheurs spécialisés, a avancé un certain nombre de préconisations, avec l'ambition d’améliorer la réponse pénale, notamment en durcissant les peines et en améliorant l’efficacité des règles procédurales. A cet égard, le groupe de travail a souhaité s’interroger sur l’opportunité d’introduire une définition de l’antisémitisme dans la loi. En effet, l’antisémitisme ne fait l’objet, en tant que tel, d’aucune définition en droit positif. Cette notion est en particulier absente du code pénal. Certaines voix, dans l’opinion comme au Parlement souhaiteraient qu’il en aille différemment. Une autre voie a été retenue car, comme le rapport l’expose, le groupe n’a pas estimé souhaitable de figer une notion dont il a par ailleurs souligné combien elle était évolutive. Par ailleurs et surtout, il a refusé de créer un précédent dans un dispositif juridique caractérisé par son universalisme, qui punit sans distinction les auteurs de propos ou d’actes de haine, quelles que soient les victimes, leur confession ou leur origine.
Nous étions cependant très conscients de la singularité de l'antisémitisme par rapport à d'autres formes de haine. C'est pourquoi, parmi ses propositions, le groupe de travail a suggéré au l’élaboration d’une circulaire pénale qui, à des fins pédagogiques, s'appuie en particulier sur la définition et les exemples retenus par l'IHRA (Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste). Ce texte souple aurait vocation à guider le travail des enquêteurs et des magistrats en les éclairant sur les formes constamment renouvelées de l’antisémitisme. Par exemple, aujourd'hui, on le sait, l'un des sujets au cœur des réflexions est le détournement qui est opéré de la notion d’ « antisionisme » en vue de propager une forme renouvelée d'antisémitisme. Comment s’en saisir juridiquement ?
Le Crif : Oui, « l’antisionisme » est un masque surexploité par certains pour échapper aux poursuites…
Richard Senghor : En termes d’information, la diffusion d’une telle circulaire aurait le mérite d’éclairer les enjeux et de dévoiler les manipulations. En termes de sanction, le groupe de travail a souhaité attirer particulièrement l’attention sur l’une des nombreuses propositions de lois déposées depuis le 7 octobre 2023 à l’Assemblée nationale et au Sénat en matière de lutte contre l’antisémitisme. Il s’agit de celle portée par Caroline Yadan qui tente de définir une nouvelle sanction pénale « universelle ». Cette réflexion mérite d’être débattue devant le Parlement car il appartient au législateur de trouver, dans le respect de l’Etat de droit, les voies et moyens de réprimer l’antisionisme lorsqu’il n’est que le faux-nez de l’antisémitisme.
Le Crif : Il y a une proposition, non consensuelle aujourd’hui, qui est de sortir le droit en la matière de la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour l'intégrer dans le droit commun pénal. La Ministre déléguée Aurore Bergé nous expliquait récemment être favorable à ce transfert dans le droit commun pénal.
Richard Senghor : Cette question sur l’opportunité d’un « transfert » des incriminations en matière de propos de haine (provocation, injure, diffamation …) à caractère raciste ou antisémite, actuellement fixées dans le régime spécial de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, vers le code pénal et le régime procédural de droit commun est un débat ancien qui a inévitablement ressurgi. Le camp du transfert comme celui du statu quo comptent chacun de talentueux défenseurs.
Très schématiquement, certains contestent le fait que le texte protecteur de la liberté d’expression de 1881 puisse bénéficier à des gens qui tiennent des propos absolument abjects, qui, on le sait, ne relèvent pas du registre de l'opinion mais du délit. Ils demandent à ce que de tels propos sortent de ce régime particulier pour rentrer dans un régime de droit commun de répression des délits, notamment sur le plan procédural. A l’inverse et toujours très sommairement, les défenseurs du dispositif législatif actuel estiment que l’équilibre offert par la loi de 1881 a largement fait ses preuves. Il est à la fois respectueux de nos principes fondamentaux en ce qu’il écarte le délit d’opinion tout en permettant de sanctionner les propos délictuels. J’invite vraiment ceux qui nous lisent à lire ces développements dans le rapport. Ils y découvriront les enjeux très profonds que recouvre ce débat qui est bien loin de se résumer à une question technique ou procédurale.
Le groupe de travail, dont les membres étaient eux-mêmes partagés- n’avait évidemment pas la légitimité pour le trancher. Il a donc choisi d’en éclairer les termes sans prendre position et a expressément renvoyé aux pouvoirs publics le soin, s’ils le souhaitaient, de trancher cette question politique. Mme Aurore Bergé a légitimement fait connaître sa préférence. Il conviendrait de connaître l’avis de la ministre en charge de la communication et surtout, de recueillir le point de vue du ministre de la Justice car ce sujet relève d’abord de sa compétence. Mais, en tout état de cause, c’est le Parlement qui décidera !
Une série de mesures de renforcement des sanctions pénales sont proposées
Le Crif : Quoiqu’il en soit, des mesures de renforcement des sanctions peuvent-elles être prises rapidement ?
Richard Senghor : Oui. Dans le cadre du droit positif, certaines impliquent des modifications du code pénal ou de procédure pénale, d’autres, de la loi de 1881. Parmi celles-ci, on évoquera la nécessité d’élever le quantum des peines encourues par les auteurs de propos à caractère raciste ou antisémite, ce qui aurait pour effet de lever un frein important à l’efficacité des investigations et permettrait de mieux répondre au trouble causé à l’ordre public. Ou la proposition visant à étendre la circonstance aggravante de l'article 132-76 du code pénal, (c’est-à-dire qui aggrave les peines encourues en raison du caractère raciste ou antisémite du délit). Aujourd'hui, celle-ci n'existe que pour les délits les plus graves et nous avons proposé de l’étendre aux délits punis d’une simple amende et aux contraventions pour mieux combattre la banalisation d’expressions d’antisémitisme au quotidien.
Nous avons dans le même mouvement suggéré d’étendre la recevabilité des constitutions de partie civile des associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme pour toutes les infractions pour lesquelles cette même circonstance aggravante peut être retenue. Concernant les délits réprimés par la loi de 1881, nous avons proposé d’ouvrir la possibilité de décerner un mandat d’arrêt ou de dépôt à l’encontre de l’auteur, de recourir au sursis probatoire pour les délits de presse réprimant les discours de haine, c’est-à-dire de lier le sursis d’une peine à certaines obligations précises à respecter par le condamné. Pour ceux-ci, nous avons également proposé qu’il soit possible de prononcer une peine de confiscation de matériel.
Le Crif : Des renforcements de peines encourues sont possiblement rapides ?
Richard Senghor : Ils supposent une décision politique et un vecteur législatif approprié.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
- Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs -